« Pour changer vraiment le monde, faut attendre que ça fonde », disait Lenny, le héros skibum de Romain Gary dans son roman de 1969 "Adieu Gary Cooper". La crise climatique transforme en profondeur notre planète et c’est particulièrement visible en montagne… par exemple dans le massif du Mont-Blanc, au-dessus de 3000 m d’altitude. La hausse des températures, la raréfaction de la neige, la fonte du permafrost modifient durablement et beaucoup plus rapidement que prévu la physionomie des montagnes… et nos pratiques sportives.
Le réchauffement climatique et le manque de neige
Sur la terrasse du refuge des Cosmiques, il est 7h du matin en ce début juillet 2022 et nous observons l’extraordinaire paysage avec Daniel Rodriguez, directeur de la Compagnie des Guides de Chamonix. « C’est normal la température ? », je demande, en t-shirt et en tongs, bercé par la douceur de ce lever de soleil déjà bien mûr. « Non… », répond-il, « ce sont normalement les conditions de mi-août, nous avons un mois et demi d’avance »…
Quand je lui demande de me montrer des preuves du réchauffement, il parcourt les pentes mythiques de ce coin des Alpes à 360°, du Mont Blanc du Tacul à la Dent du Géant et l’Aiguille du Midi il détaille les itinéraires rendus plus techniques voire impraticable par la disparition de la neige, l’effet du recul du glacier sur les crevasses bien visibles, les éboulements dus à la fonte du permafrost (ciment des montagnes, c’est la partie du sol qui ne dégèle jamais et maintient en cohésion les roches. Sa fonte provoque des éboulements, fragilise les sommets, les faces et les arêtes).
Enfin, il m’indique le bloc de béton sur lequel est censé s’appuyer l’un des poteaux métalliques de la terrasse où nous nous trouvons : il s’est décalé de 50 cm sur la droite et à baissé d’un bon mètre… le poteau métallique n’est plus vissé dedans, il ne repose sur… rien. En quelques minutes, il me donne un résumé de la catastrophe au ralenti qu’est la crise climatique.
Il y a des voies que je ne fais plus qu’en hiver, sinon c’est trop dangereux…
« Des alertes sont en place dans les Alpes sur une douzaine de sommets dont les plus emblématiques comme le Cervin ou le Mont Blanc », expliquait cet été Pierre Mathey, à la tête de l’association des guides de montagne suisse, dans un article de The Guardian, « normalement nous connaissons ce type de fermetures en août, maintenant elles ont lieu dès la fin juin et en juillet ». Ainsi, mi-juillet, devant la sévérité des conditions, la Préfecture et la mairie de Saint-Gervais (commune sur laquelle est situé le sommet) ont recommandé aux alpinistes de ne pas monter au Mont Blanc. « En raison des conditions climatiques exceptionnelles actuelles et du phénomène de sécheresse que connaît le département de la Haute-Savoie depuis plusieurs semaines, d’importantes chutes de pierres se produisent dans la voie normale d’ascension du mont Blanc, de jour comme de nuit, et notamment aux heures les plus fréquentées, à savoir tôt le matin », résume l’article du Dauphiné Libéré du 17 juillet. Deux refuges seront ensuite fermés et les compagnies des Guides de Chamonix et Saint Gervais ont suspendu leurs montées par la voie normale.
Autant dire que la vie des alpinistes, des grimpeurs et même des randonneurs est en train de changer. Ils vont devoir s’adapter aux nouvelles règles du jeu que le climat nous impose. Ce massif pourtant extraordinairement accessible (grâce notamment au téléphérique de l’Aiguille du Midi, dont la gare d’arrivée est elle aussi menacée par la fonte du permafrost) devient un terrain dont il faut réapprendre les us et coutumes. « Il y a des voies que je ne fais plus qu’en hiver, sinon c’est trop dangereux… sur des voies classiques comme l’arête des Cosmiques, des pans entiers sont tombés ! Dans ma formation d’aspirant-guide, un intervenant (Ludovic Ravanel) nous avait prévenu : vous connaîtrez l’Aiguille du Midi avec l’aire d’arrivée qui ne sera pas au même endroit. Vous verrez ça en tant que vieux guide vers vos 70 ans’. Aujourd’hui je pense que je le verrais plutôt dans 10 ou 15 ans", témoigne Tristan Knoertzer, jeune guide à la Compagnie des Guides de Chamonix.
Le nouveau climat change la vie des alpinistes
Des arbres au pied des Drus en 2100 ? C’est la projection du CREA Mont-Blanc (Centre de Recherches sur les Ecosystèmes d'Altitude). Les Alpes en ont vu d’autres. A l’échelle géologique, ce massif a été à la fois plus froid et plus chaud dans le passé, subissant des oscillations de température au gré des âges glaciaires et des réchauffements, « mais ce qui est inédit est la rapidité du réchauffement et donc la capacité du vivant à s’adapter », ajoute Daniel Rodrigues. Le réchauffement des températures est en effet plus rapide dans les Alpes : depuis le début du XXe siècle, la hausse de la température moyenne y est, selon les massifs, entre 1,5 et 2,6 fois plus élevée que dans la moyenne de l'hémisphère nord. « Les évènements exceptionnels surviendront de plus en plus souvent », ajouter-t-il.
Ça fait 200 ans que les guides s’adaptent aux conditions de montagne. Tant que les montagnes seront là, on continuera de les grimper.
Les récents éboulements et chutes de glaciers au Kirghizistan ou d’une partie du glacier de la Marmolada dans les Dolomites, en Italie, ont tué et traumatisé les passionnés de montagne. Ce sont les témoins de ces bouleversements. La chute d’un morceau de la face ouest des Drus en 2011 et du pilier Bonatti en 2005 ont réduit littéralement en poussière de célèbres voies d’ascensions. La populaire arête des Cosmiques est aussi sous surveillance, des éboulements ont eu lieu en 2018 et cet été. Les grimpeurs doivent souvent ajouter une ou deux longueurs de plus au départ des voies à cause du retrait du glacier… ce qui peut modifier leur cotation ! La Chamoniarde (organisme de prévention et de formation à la sécurité) a publié des photos montrant l’étendue des dégâts. Les clichés, pris en août 1985 et en juillet 2022, illustrent comment quatre lieux emblématiques du massif ont changé de visage : aiguilles Dorées, aiguille du Tour, aiguille du Chardonnet/Tête Blanche, Petite et Grande Fourche. La différence est frappante, pas besoin d’une thèse de glaciologue (même si ça aide) pour mesurer l’étendue des dégâts : certains itinéraires classiques sont modifiés, d’autres ont changé de niveau de difficulté ou ont tout simplement disparu.
« Ça fait 200 ans que les guides s’adaptent aux conditions de montagne. Tant que les montagnes seront là, on continuera de les grimper. On adaptera notre manière », rappelle Tristan Knoertzer, « par exemple, depuis des années les saisons de pratique se décalent donc il faut réadapter les zones et dates d’ouverture des remontées mécaniques. A chaque époque sa problématique, on n’a pas le droit de tomber du côté anxiogène ». La nécessaire adaptation ? Les guides connaissent bien et pour cause : c’est l’une des compétences premières du guide amenant des clients en terrain naturel… par définition imprévisible. « Ce dérèglement climatique va nous imposer de tracer de nouveaux chemins. Le milieu physique évolue… il va falloir inventer de nouvelles façons de voir les choses, inventer un nouveau tourisme. A la Compagnie des Guides, on fait moins de grands sommets qu’avant (comme le Mont Blanc) et on a des produits plus liés à l’expérience, comme une sortie en bivouac. On a consciemment décidé sur notre fiche technique de ne mettre aucune destination, aucun dénivelé, aucune distance. C’est l’expérience bivouac qui est mise en avant, où qu’elle ait lieu. A nous de proposer des produits plus longs, plus respectueux… Nos stages Mont Blanc ont évolué de 2 à 5 jours et ça ne pose aucun problème. On ne peut pas traverser la moitié de la planète en avion, faire son stage Mont Blanc en deux jours et reprendre l’avion pour rentrer. Ce n’est plus possible, en tout cas pas avec la Compagnie des Guides de Chamonix. » Daniel Rodrigues.
Ce qui est inédit est la rapidité du réchauffement et donc la capacité du vivant à s’adapter.
François Damilano, glaciériste réputé et éditeur, connaît ce massif comme le fond de son sac à dos. Il vient même d’en éditer un topo intitulé Neige, glace et mixte, le topo du Massif du Mont Blanc. « J’ai envoyé le livre il y a quinze jours chez l’imprimeur, je le récupère aujourd’hui… et la montagne a déjà changé ». Sur une photo, il pointe du doigt l’emplacement du spectaculaire bivouac du col de La Fourche, sur l’arête Küffner. « Il est tombé hier. Il n’existe plus ».