En juillet dernier, Xavier Thévenard, triple vainqueur de l’UTMB, a tenté le record du GR20. Ce sentier mythique qui traverse la Corse du Nord au Sud. Ce chemin qui transperce l’île de Beauté par sa dorsale alpine. Ce périple long de 180 km et 11 000 m de dénivelé positif, à flanc de maquis, qui de la rudesse embrasse tous les synonymes et de la balade accepte tous les antonymes. S’il a échoué à abaisser la marque de François D’Haene (31h06), le coureur jurassien a vécu 32h32 d’une intensité rare. Une aventure partagée en apesanteur.
Un carrousel de tranches de vie. Une succession de hauts et de bas. La montagne corse, sur des montagnes russes.
Un grand-huit émotionnel qu’il nous raconte en huit moments-clés.
MUMENTU #1 16 MARS. 8H10. LESMS.
« Nous étions sur la fin de l’hiver. Le printemps commençait à pointer le bout de son nez, et l’envie de courir, comme les premiers bourgeons, à poindre. Je récupérais tout juste de la Grande Traversée du Jura, une épreuve mythique de ski de fond qui sillonne ma terre natale sur plus de 180 km. À 8h10 ce matin-là, après de multiples hésitations, je me décide enfin et envoie un message à Lambert Santelli, le meilleur traileur corse à l’heure actuelle, pour l’informer de mon projet : tenter le record du GR20 ! J’avais la volonté d’une aventure collective, inclusive, main dans la main avec les athlètes locaux. Il était important pour moi de ne pas arriver en conquistador…
J’étais soulagé et heureux d’apprendre qu’ils recevaient cette idée avec énormément de bienveillance. À cet instant, ils se proposent même de m’aider dans mon entreprise. Ils seront mes pacers, littéralement ceux qui me donneront le rythme sur le terrain, ces éclaireurs indispensables qui vont courir avec moi et me montreront la voie à suivre. Ceux qui t’enrobent de sécurité et de sérénité. L’augure de ce partage fût un puissant levier de motivation ! C’est ce que j’aime dans le trail : cet état d’esprit, cette entraide naturelle, rappelant la solidarité qui unit les habitants des petits villages de montagne ! Dès lors ce message envoyé, il me restait 4 mois pour me préparer… »
MUMENTU #2 LE 22 JUIN. 17H. L’OFFICIALISATION.
« Dès ma tentative de record rendue officielle, je mettais le doigt dans l’engrenage et ne pouvais plus reculer. Maintenant que je l’avais annoncé, je pouvais enfin réfléchir (sourire)… Ont suivi 2 ou 3 jours assez pesants. J’ai ressenti une certaine pression. Une vague d’enthousiasme à laquelle je ne m’attendais pas a déferlé. J’ai reçu nombre d’appels de la part des médias. Je n’ai pas le souvenir d’un tel engouement à l’aube d’un UTMB (Ultra-Trail Mont-Blanc). Toute cette émulation, ce bourdonnement médiatique, se révélait aux antipodes du calme et de la patience que j’allais devoir développer en tant que coureur, sur le terrain. Il fallait que je me recentre sur moi-même, que j’aille cherche au plus profond de moi les raisons qui me poussaient à entreprendre cette aventure… Tout le mois de juin, j’étais sur une sinusoïde, entre appréhension et excitation. Certains jours, je me demandais dans quoi je m’étais embarqué alors même que le confinement avait restreint mon entrainement, que ma préparation n’était pas optimale. D’autres matins, je me sentais en forme, en confiance. Pendant les semaines précédant le départ, j’ai dû composer avec le doute. Des doutes liés à l’extrême technicité du terrain, au fait de ne jamais avoir couru plus de 24h consécutives et de me retrouver au centre d’un projet dont la réussite reposait sur mes épaules… »
MUMENTU #3 LE 06 JUILLET. 04H. LE DÉPART.
« Vous vous apprêtez à vous engager sur l’un des plus beaux mais aussi l’un des plus dangereux sentiers du monde Monsieur Thévenard ! Profitez-en mais restez prudent ! » … C’est avec ces mots marquants prononcés d’un ton très solennel que le représentant officiel de la FFME (Fédération Française de Montagne et d’Escalade) a accompagné le départ de ma tentative de record. Je ne savais pas s’il valait mieux en sourire ou en avoir peur. Il était 4h du matin, dans la nuit noire de Calenzana. Le village dormait encore, la température était douce, l’atmosphère à la fois effervescente et silencieuse, presque mystique. J’étais heureux, détendu… Enfin, je pouvais entrevoir la finalité de ces 4 longs mois de préparation. Enfin, j’allais pouvoir laisser les jambes prendre le pas sur la tête, faire ce que j’aime le plus au monde : arrêter de réfléchir et courir ! »
MUMENTU #4 LE 06 JUILLET. 09H. LE CIRQUE DE LA SOLITUDE.
« Le GR20, c’est un menu très copieux que tu attaques directement par le plat de résistance ! La partie Nord est très exigeante. C’est très pentu, technique et abrasif. Tu crapahutes plus que tu ne cours, tu te sens comme un funambule sur les arêtes… C’est une montagne aussi hostile que magnifique. En plus, je n’aime pas le début des courses car tu es encore trop focalisé sur ton chronomètre, à analyser chaque sensation pour déterminer si tu es ou non dans un « bon jour » … Heureusement, après 4 ou 5h, tu déconnectes tu perds la notion du temps et tu rentres dans l’effort, dans ta bulle. J’adore cette bascule car c’est à partir de cet instant que tu pénètres dans le moment-présent, le vrai.
Plus rien ne compte si ce n’est le prochain pas que tu vas poser devant l’autre. Atteindre ce cap mental a coïncidé avec notre arrivée dans le Cirque de la Solitude, une étape cruciale réputée pour sa dangerosité, désormais fermée au public mais toujours au programme du tracé originel. Je me souviens entrer dans ce cirque aux parois abruptes, minérales, et observer en contrebas Lambert et Noël, deux de mes pacers corses réduits à de petits points sautant de pierre en pierre avec une fluidité confondante. J’ai alors flirté avec l’euphorie. C’est à cet endroit que j’ai pris la vraie mesure du GR20, de l’ampleur de la tâche… Pour rien au monde je n’aurais souhaité être ailleurs à cet instant précis ! »
MUMENTU #5 LE 06 JUILLET. 18H. LA DESCENTE VERS VIZZAVONA.
« J’avais découpé le GR en 5 portions, délimitée chacune par un ravitaillement et un changement de pacers. La première entre Calenzana et le col de Vergio, longue de 45 km et 4500 de dénivelé positif, s’était déroulée de façon idoine. Je me sentais en confiance puisque j’avais pris près de 40 minutes d’avance sur le record sans avoir l’impression d’être en surrégime. À aucun moment je n’avais regardé ma montre et avais creusé l’écart de façon naturelle, à l’écoute de mes sensations. Néanmoins, avec mon expérience, j’ai désormais conscience qu’en ultra-trail, tu as forcément des temps faibles et que tout l’enjeu réside dans la capacité à les faire durer le moins longtemps possible. Et ce qui devait arriver arriva… Sur la deuxième portion, j’ai pris un « coup de chaud », comme si ma tête devenait une cocotte-minute qui saturait sans pouvoir évacuer l’air accumulé. Pourtant, j’ai retrouvé de la vigueur et de la fraicheur à la tombée du jour, dans le début de la descente vers Vizzavona, village symbolique marquant la moitié du trajet. Sur le dernier bout de route menant au ravitaillement, je fus surpris du nombre de voitures garées en file indienne… En entrant dans la petite clairière où mon équipe m’attendait, il y avait énormément de monde. J’ai été très agréablement surpris, j’étais ému ! Je suis reparti gonflé à bloc, gorgé de bonnes ondes, bien hydraté et alimenté. J’avais toujours 30 minutes d’avance sur François D’Haene. Forcément, j’étais plutôt optimiste quant à la suite… »
MUMENTU #6 LE 07 JUILLET. 04H. LE REFUGE D’USCIOLU.
« Le passage au refuge d’Usciolu à 4h du matin, après 135 km, m’apparait comme un moment clé à plusieurs égards… Déjà, car j’y franchis la barre des 24h d’effort consécutif. Ensuite, puisque pour la première fois, je comprends que François ait maintenu un rythme très soutenu sur la partie Sud du GR et que mon avance s’égrène… J’avais l’impression d’avoir réalisé une performance très consistante durant la nuit et pourtant, au refuge, j’apprends que j’ai perdu près de 25 minutes sur la marge que je possédais. À cet instant précis, je suis pile dans les temps du record. Malgré tout, je reste hyper mobilisé : je me dis que ça va se jouer à la seconde près ! »
MUMENTU #7 LE 07 JUILLET. 09H. LE COL DE BAVELLA.
« Le Col de Bavella est un lieu incontournable avec ces deux Aiguilles majestueuses qui le surplombent et tissent dans le ciel un décor de rêve. Un paradis qui s’est pour ma part transformé en enfer. Dans l’ultime montée précédant le col, je sens un regain d’énergie qui me pousse à accélérer. Si bien que je réalise une ascension plutôt tonique. Changement de rythme que j’ai payé dans la descente suivante où j’ai subi un véritable contrecoup. La traversée technique et vallonnée pour atteindre ce dernier point de ravitaillement me parût interminable… J’ai alors compris que le record m’échappait. Mais je ne démotive pas, déterminé à réaliser le meilleur chrono possible. Malgré des douleurs de plus en plus vives aux pieds, je décide d’effectuer un ravitaillement express, sans m’arrêter.
Là réside ma plus grande erreur. J’aurais mieux fait de prendre 5 minutes afin de changer de chaussettes plutôt que d’en perdre 30 sur le dernier segment, faute de pouvoir marcher normalement à cause d’ampoules. J’ai vécu un moment difficile sur les 15 derniers kilomètres, un véritable chemin de croix. Je savais exactement ce qui me séparait de la ligne d’arrivée mais je ne me voyais pas avancer. Je commençais à lâcher nerveusement, j’en avais juste marre de tous ces cailloux, mon endurance mentale me délaissait… J’ai trouvé une infime once de motivation dans la volonté de mettre fin à ce calvaire le plus rapidement possible mais surtout dans les encouragements, de plus en plus nourris au fur et à mesure que l’on se rapprochait de Conca ! »
MUMENTU #8 LE 07 JUILLET. 12H32. L’ARRIVÉE.
« Après 32h32 de course, j’étais tellement soulagé de franchir cette ligne d’arrivée… J’étais si ému que je n’ai su retenir mes larmes. Des larmes de joie, de douleur, de fatigue… Je ne maitrisais plus rien, je me suis juste laissé-aller. Après quelques minutes, j’ai levé la tête et j’ai pris conscience de toute cette foule nombreuse venue me soutenir. Dans la mesure de ma lucidité, j’ai essayé de dévisager un maximum de personnes, de m’imprégner de chaque sourire. J’ai ressenti énormément de chaleur et de bienveillance. La plupart était des inconnus pour moi mais leur regard en disait long sur la tendresse et le réconfort qu’ils me portaient. C’était beau ! J’en garde des images fabuleuses ! Mon objectif principal, c’était de finir ce GR. Le record aurait constitué la cerise sur le gâteau. Je suis allé aux confins du dépassement de soi et avec le recul, c’est peut-être ce que les gens ont apprécié. Que j’échoue, mais avec bravoure. Que je sois la preuve que l’on ne peut gagner à tous les coups, mais que, par contre, on peut aller au bout de soi-même à chaque fois ! »
Les 5 conseils de Xavier pour battre le record du GR20
Être d’un calme olympien. Travailler son endurance nerveuse pour ne pas « péter un câble » dans tous ces cailloux.
Se méfier de la chaleur autant que de la pluie. Les mauvaises conditions ne sont pas qu’humides.
Surveiller ses pieds comme la prunelle de ses yeux. Et ne pas hésiter à changer de chaussettes dès que l’occasion se présente.
Commencer les gels énergétiques le plus tardivement possible. Pour maximiser leur effet sur la fin de course.
Travailler comme jamais sa proprioception en amont pour développer fluidité et aisance dans les descentes techniques et cassantes.
Baptiste Chassagne