L’athlète se construit dans l’ombre pour un jour connaître la lumière. L’hiver, il accumule les heures de labeur en espérant briller sous le soleil d’été. Or, une discipline, historique et emblématique, rassemble dans le froid et dans la boue tous les coureurs à pied qui rêvent de performer à l’heure des premières joutes printanières. Un combat de gladiateurs, les pointes en guise de glaive, les terrains vallonnés et marécageux pour arène. Une école du dépassement de soi.
le Noble art
Il est de ces sports qui répondent au concept de noble art, non pour leur hérédité aristocratique, mais pour leur origine britannique, leur élégance et les valeurs qu’ils véhiculent. La boxe en est un, le Cross-country en est un autre. Pour les experts de la langue de Molière qui ne maîtrisent pas celle de Shakespeare, Cross-country signifie « à travers la campagne ». Car c’est bien de cela dont il s’agit lors de la première épreuve du genre, organisée à Wimbledon, dans le Sud-Ouest de Londres, le 7 décembre 1867 : un peloton de coureurs, affûtés à hauteur de leurs ambitions, qui s’élancent en sprint à l’assaut d’un parcours d’une dizaine de kilomètres, balisé à travers champs, en pleine nature. Rapidement devenu olympique, dès 1912, le Cross connaîtra un destin fugace aux JO. Il en est exclu en 1924 à cause du nombre de blessés qu’il génère parmi les partants, laissant place au mythique Cross des nations, ancêtre de l’actuel Championnat du monde où s’écharpe désormais l’élite internationale. Il faut dire que le niveau d’engagement des athlètes est extrême et le tracé exigeant. C’est à ce prix que, dès le début du siècle, la réputation du Cross est née et les premières lignes de son mythe rédigées.
Une Ecole de l’Athletisme
Pour la plupart, la simple évocation du mot Cross fait ressurgir des souvenirs douloureux, accompagnés de petits relents d’acides lactiques au fond de la gorge. En effet, si pour certains le Cross peut s’apparenter à ces cours d’EPS hivernaux sans fin, à ce professeur de gym bedonnant, à ce souffle coupé, ces mains gelées et ces pieds trempés, il n’est cependant pas anodin qu’il vous rappelle à votre Primaire ou votre collège. Car le Cross est une école. Une école de l’athlétisme tout d’abord. Philippe Propage, sélectionneur à succès d’une équipe de France de Trail qui collectionne les récompenses internationales, est catégorique : « Tous les athlètes que j’entraîne reprennent par des Cross ! Pour moi, c’est un passage fondamental dans la construction d’une année réussie. » Un passage qui se fait nécessairement entre novembre et février, une période bien balisée car qualifiée de « saison des cross » dans le jargon.
Les raisons à cela sont multiples. Tout d’abord, ce sport requiert « des qualités fondamentales de vitesse, importantes quel que soit la discipline ». Philippe Propage renchérit : « Cela permet de développer sa VMA (Vitesse Maximum Aérobie), c’est à dire le fait de courir vite sur un temps assez long. » Sans nécessairement se soucier du chrono, et c’est bien là un deuxième intérêt : sortir des carcans chronométriques pour mieux s’écouter. « Le Cross se court à la sensation, à des allures variées, sur un parcours exigeant, boueux et vallonné. Il faut être capable de changer de rythme, de relancer, sans réellement se soucier des temps de passage. C’est la bagarre. Tu es aux coudes-à-coudes et ce qui importe avant tout, c’est de franchir la ligne d’arrivée avant l’autre. » Aussi, « le terrain accidenté contribue à un renforcement global du pied et de l’équilibre ». Courir ainsi à travers champs permet donc de travailler la foulée à l’aube d’une nouvelle saison. Enfin, s’il y a bien un aspect de la performance athlétique que le Cross renforce, au-delà des qualités physiques, c’est le mental. « Cette discipline sollicite l’intelligence et la résistance psychique du coureur. Il doit savoir s’adapter et ne rien lâcher. Il faut s’imaginer une meute qui s’élance avec férocité, un combat de fauves. Il y a une tension palpable au départ d’un cross, c’est électrique, presque animal. Ton corps sait qu’il s’apprête à souffrir. Car l’unique stratégie gagnante c’est : partir à fond, courir le plus vite possible et finir à bloc ! »
Une ecole de la vie
Ainsi, en Cross, le concept de gestion n’existe pas. Il faut donner le meilleur de soi, tout le temps. Une jolie métaphore que l’athlète peut extrapoler dans son quotidien, dès lors qu’il délaisse les pointes pour les chaussures de ville. Ces valeurs de pugnacité, d’abnégation et de persévérance font affirmer au référent de l’équipe de France de Trail que « le Cross, c’est une école de l’athlétisme, mais également une école de la vie… ». Il s’explique : « Tu as beau avoir des capacités physiques hors-normes, une qualité innée, cela ne suffit pas ! Tu ne peux pas gagner des Cross en te reposant uniquement sur le talent. » Ce sport serait donc un révélateur qui permet de mettre en lumière tout le labeur effectué dans l’ombre, rendant palpable la maxime selon laquelle le travail paye toujours.
Une autre notion dont cette joute marécageuse accélère l’apprentissage est celle de l’humilité. Pour une raison simple, la densité exceptionnelle en termes de niveau des participants. Le Cross attire nombre de princes de leur propre discipline, du 800 m sur piste au marathon en passant par le Trail, qui une fois sur la ligne de départ, se disputent le titre de roi. Philippe Propage s’enthousiasme devant la beauté d’un tel rassemblement : « T’as beau être le meilleur dans ton sport, là tu te retrouves avec d’autres athlètes également dominants dans leur discipline. Être derrière lorsque tu as l’habitude d’être devant, ça fait bizarre… Ça remet clairement la cabane au milieu du village ! » Oui, la cabane et non l’Église ! Car, même si le Cross se veut par essence une pratique assez élitiste car exigeante, n’oublions pas que c’est avant tout une course nature. À travers champs.
Texte : Baptiste Chassagne
Photos : DR