Pour la jeune photographe, débarquée dans cet univers par le jeu favorable du hasard, le sport est un opéra du sensible. Un théâtre des émotions à la dramaturgie d’une puissance incomparable. Une chorégraphie singulière où s’enchevêtrent la beauté de corps qui se dépassent, la magie d’un lieu qui palpite et la ferveur d’une liesse populaire qui rugit. À 33 ans, esthète plus qu’athlète, Pauline Ballet s’est fait une place à part dans le peloton des photographes de sport grâce à sa démarche artistique et son talent à capturer les coulisses de ce qui brille. En clair-obscur. Avec une préférence assumée pour le cyclisme, cette discipline où les danseurs étoiles corsetés dans leur cuissard de lumière valsent avec leur bicycle et les vertiges du public. Entretien avec la moto-photographe qui, d’un cliché, peut tout sublimer. Même une voiture-balai.
Embrasser le sport après le Baiser de l’Hôtel de Ville
Pour commencer, il y a un élément assez peu conventionnel dans ton parcours qui a attiré notre attention car il se retranscrit aujourd’hui dans tes photos : tu as découvert le sport à travers la photographie, comme un univers propice aux belles images et non comme une passion mordante que tu pratiques assidument depuis toute petite…
Exactement, la photo est ma véritable passion. Une passion née lors de mes années lycée grâce à la photographie humaniste, ce mouvement apparu dans le Paris populaire des années 1930 et dont le but était d’immortaliser l’être humain dans sa vie quotidienne… J’avais une fascination pour ces cartes postales en noir et blanc dont le plus fameux cliché reste Le Baiser de l’Hôtel de Ville par Robert Doisneau. J’ai hérité de par mon père d’un vieil appareil qu’il tenait lui-même d’un oncle ; tapé sur Google « apprendre la photographie en noir et blanc » ; enchaîné les stages estivaux pour me former ; puis, finalement, je suis entrée à l’École Nationale Supérieure de la Photographie, à Arles.
À quel moment et comment s’opère ta découverte du monde du sport ?
J’ai d’abord exercé comme assistante-portraitiste pour la presse, puis en complément, j’ai trouvé un boulot d’iconographe chez ASO (Amaury Sport Organisation), une entreprise qui organise nombre d’évènements sportifs dont de très célèbres comme le Marathon de Paris, le Tour de France ou Paris-Dakar. J’étais assez profane à l’égard du sport. Hormis, le Maillot Jaune et les derniers vainqueurs
de Roland-Garros, je ne connaissais pas grand-chose… Un jour, mon responsable me propose de m’amener sur le terrain pour shooter la Flèche-Wallonne féminine. J’étais décontenancée car sans aucune expérience sur la manière de gérer la lumière, la vitesse, les mouvements… mais j’ai instantanément adoré ce que j’y ai vécu !
L'effort que ces coureuses produisaient était magnifique
On peut presque parler de coup de foudre pour la photo de sport. Qu’est ce qui a provoqué ce déclic ?
Je me souviens ce moment précis au sommet du Mur d’Huy, l’une des ascensions mythiques de la course. L’ambiance avec les supporters, l’atmosphère typiquement belge, l’impatience, puis la ferveur qui a saisi la foule à l’instant du passage des coureuses. C’était hyper intense. L’effort qu’elles produisaient était magnifique. Intuitivement, j’ai vu plein de petits détails qui auraient mérité d’être photographiés… Cette découverte a agi comme un déclic puisqu’en janvier 2015 je me suis lancée à mon compte. Mon premier client fût le magazine Rouleur, et désormais, je travaille pour des marques, des médias, des équipes cyclistes et des organisations.
Dire le moins pour suggérer le ‘’plus’’
Qu’est ce qui t’attire dans la photo de sport et que tu ne retrouves pas dans d’autres univers ?
(Du tac o tac) L’histoire que cela raconte. Ce que l’image dit du contexte. J’adore valoriser l’endroit où l’on se trouve : un col de montagne, un court de terre-battue, le centre d’un village de campagne… J’aime aussi la notion d’effort que laissent transparaître un visage, un muscle. Un corps qui se dépasse, c’est magnifique !
Selon tes critères, qu’est ce qui fait une belle photo de sport ?
Pour moi, les meilleurs photographes sont les meilleurs conteurs : ceux qui racontent les plus belles histoires. (Un temps de réflexion) Oui, c’est un peu comme ça que je conçois notre métier : nous sommes des conteurs du sensible. Je n’aurai pas la prétention de me définir comme cela, mais en tout cas, c’est ce que j’aime (sourire) !
Je conçois la photo comme une figure de style qui dit le "-" pour suggérer le "+" !
C’est-à-dire ? Comment concrètement « conter le sensible » ?
Certaines images sont belles car très propres, superbement exposées… et d’autres sont belles car elles racontent une émotion et suscitent l’imaginaire de ceux qui la regardent. Je préfère cette deuxième catégorie. Ce qui m’intéresse, c’est capturer le petit détail qui traduit quelque chose de plus grand. Trouver cet élément de prime abord anodin mais qui se révèle en réalité plus fort que l’action en elle-même. C’est un travail très métaphorique. En quelque sorte, je conçois la photo comme une figure de style qui dit le « moins » pour suggérer le « plus ». Ça se ressent dans mon évolution. Je reviens toujours plus vers l’essentiel, j’épure un maximum mes images, réduis le matériel autour pour ne me focaliser que sur cet élément qui interpelle mon attention…
On résume aussi souvent la beauté du sport à sa dramaturgie, à sa glorieuse incertitude…
La dramaturgie est un mot que j’adore. Et qui résume parfaitement ce qui me fascine dans le sport. Le sport est un formidable théâtre dont je me plais à documenter les coulisses. Mettre en lumière ce qui se trame dans l’ombre. Cette dramaturgie, c’est d’ailleurs peut-être la raison pour laquelle la défaite m’inspire et m’émeut plus que la victoire… Au fur et à mesure, je me suis aussi rendu compte de la puissance de ce collectif qui œuvre dans l’ombre pour générer la performance et la lumière individuelle. Une course, c’est juste un magnifique orchestre qui joue de concert !
Quelles sont les contraintes liées à la photographie de sport et quelles sont les qualités nécessaires pour y répondre ?
La qualité primordiale, c’est l’adaptation. Contrairement aux shootings en studio, tu ne maîtrises absolument rien. Au début, dans l’action, tu penses perpétuellement à ce que tu pourrais et aimerais faire, jusqu’à en oublier de te concentrer sur ce qui est en train de se dérouler sous tes yeux. Et ça peut générer beaucoup de frustration. Il faut donc être capable de se préparer, sans trop prévoir. Se donner un cadre, mais pas trop rigide, afin de rester à l’affût et s’en remettre à son instinct. Capter cette silhouette qui se détache à l’horizon, cette goutte de sueur qui coule sur un visage, ce muscle tendu qui appuie sur une pédale…
La défaite m'inspire et m'émeut plus que la victoire…
Une signature, zéro genre
Tu as shooté nombre de disciplines différentes, mais le cyclisme semble avoir ta préférence. Comment tu l’expliques ? Qu’est-ce que tu retrouves nulle part ailleurs que dans le vélo ?
Dans le cyclisme, je ressens une proximité assez incroyable avec les athlètes qui font ce sport. Contrairement au football, au tennis ou au golf, il n’y a pas ce phénomène de starification qui nous éloigne de l’acteur ou de l’actrice au cœur de son élément. Ce qui me plait le plus dans ce sport, c’est l’intensité de l’effort, le côté populaire et cette itinérance que je ne retrouve nulle part ailleurs. C’est un univers très brut et accessible. Rien n’est scénarisé. J’aime cette authenticité.
Est-ce complexe de gagner la confiance préalable au fait d’entrer dans l’intimité d’une équipe cycliste, de surcroît lorsque l’on est une femme ?
La clé, c’est le temps. Ça peut paraître très bateau comme formulation, mais clairement, la confiance se gagne… Je crois que les coureurs et coureuses que j’accompagne ont appris à m’accepter. Désormais, intuitivement, je sens lorsque je suis de trop et que je dois m’évincer. L’autre-clé, c’est la discrétion. Ceci afin d’éviter que le modèle ne pose ou change son attitude
naturelle s’il se sent épié ou entend le bruit de la rafale. Le fait d’être une femme n’a jamais eu d’influence sur mon travail. Je n’ai jamais ressenti de réticence à cet égard. Tant que tu restes professionnelle et respectueuse de leur intimité, ils ne considèrent que le photographe derrière l’objectif, et pas son genre. Quand je collabore avec une équipe, je ne me considère pas comme membre de cette dernière mais le témoin de ce qui peut se s’y passer. Grâce aux images.
Considères-tu le monde de la photographie sportive comme assez conservateur ? Ton profil de jeune photographe femme est-il atypique sur le Tour de France ?
Je n’ai ressenti jamais d’animosité ou de frein à l’égard du fait que je sois une femme. Par contre, effectivement, d’un point de vue très factuel, sur les 14 motos-photographes de la Grande Boucle, nous ne sommes que 2 femmes. Après cela peut aussi s’expliquer par les contraintes inhérentes à ce métier qui exige une certaine capacité d’adaptation en termes de planning. Une flexibilité pas forcément raccord avec une vie de famille. Moi, pour le moment, balader mes boitiers et mon baluchon partout dans le monde, c’est ce qui me plait le plus… Grâce à la photo, j’ai découvert des endroits absolument fabuleux où je ne serais jamais allée de moi-même : la Slovaquie, l’Arabie Saoudite, Shanghai ou même des régions moins touristiques de la France.
La signature d'un photographe naît de son bagage humain et culturel. Pas de son genre à la naissance.
Selon toi, le sport féminin est-il plus esthétique que le sport masculin ?
J’ai eu la chance de shooter l’Open de France féminin, en golf. Et effectivement, j’y ai constaté une certaine grâce, des gestes d’une élégance rare, des mouvements singuliers ou des détails comme les mains qui rendent le sport féminin plus photogénique sur certains points. On peut aussi lier cette aspérité aux tenues souvent plus créatives des femmes. C’est plus osé, plus artistique… Au tennis par exemple, ces cheveux qui dansent, ces jupes qui volent… C’est magnifique. (À nouveau un temps de réflexion) Par contre, je ne pense pas que l’inverse soit vrai. Le fait d’être une femme n’influence pas ma manière de shooter. La signature d’un photographe naît de son bagage humain et culturel. Pas de son genre à la naissance.
QUESTIONNAIRE DE LA ROSE
Un shooting photo à organiser pour promouvoir le sport féminin ?
« Documenter l’épreuve cycliste Paris-Roubaix avec des portraits des coureuses juste avant et juste après la course. »
Une photographe qui t’a inspirée ?
Anne-Christine Poujoulat, une photographe reporter avec qui j’ai la chance de travailler sur le Tour et quelques autres courses et qui m’inspire beaucoup, tant humainement que professionnellement.
Une athlète que tu aimes photographier ?
Je trouve Serena Williams, la tenniswoman, totalement fascinante. Elle concentre tous les talents : l’audace, l’élégance, la grâce, la rage de vaincre, la sympathie… C’est une déesse du tennis.
Une émotion forte générée par une athlète ?
Le titre de championne du monde de la cycliste Annemiek van Vleuten en 2019, qui s’était imposée après un numéro en solitaire de plus de 100 km. Je l’avais trouvée incroyablement « badass ».
Une idée pour un sport plus paritaire ?
Je me suis prise d’affection pour l’un des sports, le cyclisme, où le décalage entre les femmes et les hommes est le plus grand. C’est en partie dû au nombre restreint de compétitions qui sont organisées pour elles… Donc, plus d’épreuves pour leur permettre de s’exprimer !
Baptiste Chassagne