Manon Bohard a remporté, en octobre dernier, un ‘monument’ du trail : la Diagonale des Fous. La Franc-Comtoise d’origine a levé les bras dans le mythique stade de la Redoute à l’issue de 175 km et 10 000 m de dénivelé positif d’aventure au cœur de l’île de la Réunion. 31h49 d’effort, d’engagement et de résilience sur des sentiers dont la rudesse a construit la légende. Une victoire au goût de revanche après une saison jusqu’alors compliquée, et un début de course qui le fut tout autant. Carnet de route – ou plutôt leçon de vie – par le Phénix Réunionnais, qui nous raconte son Grand Raid en long, en large et (surtout) en Diagonale.
L’UTMB : « SE DÉCHIRER POUR FINIR »
« Dès le début de l’année, j’ai défini l’UTMB comme l’objectif principal de ma saison 2024. Enchaîner l’UTMB et la Diagonale des Fous, deux ultra-trails séparés de seulement 7 semaines, se voulait donc un choix assumé. Pour réussir ce challenge, j’avais la volonté de retarder autant que possible mon retour à la compétition, afin d’attaquer cet enchaînement avec un maximum de fraîcheur. Malheureusement, rien ne s’est déroulé comme prévu. N’étant pas athlète à temps plein, j’ai pris un mois de vacances, entre mi-juillet et mi-août, dans l’idée de me préparer consciencieusement pour l’épreuve chamoniarde. Sauf que j’en ai trop fait. Je suis ressortie de ce bloc d’entraînement lessivée. Les sensations en amont de l’UTMB étaient donc poussives. J’étais anormalement fatiguée. J’ai fait le job jusqu’aux deux tiers de la course, puisque je passe en 6ème position, avant la bascule vers La Fouly, au km 115. Mais par la suite, je me blesse à deux reprises. Deux déchirures musculaires : l’une au mollet, et l’autre à l’ischio-jambier. Je finis en randonnée, et franchis la ligne d’arrivée au prix d’un exercice de résilience qui m’a obligée à composer avec un niveau de douleur très élevé. Forcément, finir l’UTMB blessée a impacté ma préparation pour la Diag’, qui avait lieu 7 semaines plus tard. »
j’ai divisé ma Diag’ en 3 chapitres : la désillusion pour débuter ; la renaissance, ensuite ; et l’alliance de cœur, pour finir
LA PRÉPARATION : « TOUT SAUF IDÉALE »
« L’UTMB étant mon objectif numéro 1, je n’ai pas préparé la Diag’ de façon spécifique. Si j’avais mis mon focus initial sur la course Réunionnaise, certainement que j’aurais laissé les bâtons au placard toute la saison, car interdits sur le Grand Raid ; effectué beaucoup de préparation physique et renforcement musculaire en salle ; enchaîné de longues montées avec d’interminables descentes ; mangé des marches d’escalier par milliers ; et augmenté mon volume d’entraînement tout en diminuant son intensité, pour assumer un effort de plus de 30h. Au lieu de ça, après l’UTMB, j’ai dû couper plus longtemps que prévu pour me rétablir de mes 2 déchirures musculaires. J’ai repris un entraînement digne de ce nom à 2 seulement semaines de l’objectif, une fois sur place, via des sorties longues en endurance douce, effectuées sur le parcours, pour repérer ce dernier. »
L’ARRIVÉE SUR L’ÎLE : « UN ÉTAT D’ESPRIT ULTRA-POSITIF »
« Je m’étais déjà rendue à plusieurs reprises à La Réunion, mais il s’agissait de ma première sur l’île durant la Diag’. L’ambiance et la ferveur sont vraiment particulières. Pendant quelques semaines, tout le territoire vit et vibre pour l’évènement. Les locaux sont ultra-chaleureux et accueillants. J’ai reçu de nombreux encouragements lors de ma reconnaissance du parcours. Pour la première fois de ma carrière, je me rendais sur le lieu de la compétition près de 2 semaines en avance. Cela change la donne : j’ai pu assimiler voyage, m’acclimater et m’imprégner du lieu. Dans le cirque de Mafate, tu as l’impression de revenir au siècle dernier : j’adore ! Toutes ces bonnes ondes ont créé un climat d’apaisement extrêmement favorable avant la course et m’ont mise à l’abri du stress. Je me savais favorite, mais ce statut ne me dérangeait pas. La Diag’ est un trail à part, qui invite à l’humilité de par l’exigence du terrain et la rudesse des conditions. J’éprouvais également un apaisement de fond, qui s’enracinait dans la perspective d’une aventure familiale. Peu importe le scénario de course, j’allais partager des moments forts avec mes proches : ma maman et mon mari, en charge de mon assistance ; et mon père, qui prendrait lui aussi le départ. Mon ‘mindset’ était très positif ! »
KM 0 : « AU DÉPART, COMME UNE GAMINE DANS UN MAGASIN DE JOUETS »
« Je m’échauffe avec Erik Clavery, un ami traileur, sans savoir que nous bouclerons la Diag’ ensemble, plus de 30h plus tard. Sur la ligne de départ, j’ai l’insouciance et l’enthousiasme d’une gamine dans un magasin de jouets. Je ressens la même excitation qu’à l’heure de ma première bière, sur le festival des Eurockéennes de Belfort ! (Sourire) Je n’avais pas vécu ces émotions depuis longtemps : l’envie est à son paroxysme. L’ambiance est folle. Il y a des cracheurs de feu. Le speaker nous hérisse les poils. Mes jambes dansent toutes seules. Je prends un départ soutenu, mais en contrôle. Je me sens forte dans l’effort et passe à seulement 1 minute de mes prévisions au premier pointage. »
KM 35 : « L’ABANDON DE PAPA, UN CRÈVE-CŒUR »
« J’attends souvent 1h30 de course avant de faire un état des lieux de mes sensations, car j’estime qu’avant ça, l’adrénaline du Jour J peut nous induire en erreur. Je ne me suis pas trompée : une fois l’excitation dissipée, je retrouve ces sensations poussives qui m’ont accompagnée toute l’année. L’aspect très « roulant » des 40 premiers kilomètres me surprend. Mon mollet se montre anormalement tendu, et mon ventre me cause souci. Bref, je ne suis pas dans un bon ‘mood’ ! Jusqu’à ce que je croise mon père, qui me devançait légèrement et m’annonce abandonner car son adducteur le fait souffrir. Cette information a l’effet d’un crève-cœur. Et d’un électrochoc. Mes pensées négatives s’envolent instantanément. Je repars animée d’un goût de revanche : il est hors de question que je m’apitoie sur mon sort ! »
KM 70 : « LA RENAISSANCE DU PHÉNIX,
POUR LE PETIT-DÉJEUNER »
« Le premier tiers de course est un long chemin de croix. Je dois faire preuve de patience et de résilience. Je me force à discuter avec mes compagnons de fortune pour éviter que mes tergiversations ne s’installent de trop. Juste après le ravitaillement de Mare à Boue, au km 55, je vomis ce que j’avais toutes les peines du monde à ingurgiter depuis près de 2h. J’attaque l’ascension des Côteaux Kerveguen sans énergie. Pourtant, petit à petit, les bonnes sensations reviennent. Si bien qu’au petit matin, j’ai l’impression de renaître, comme un phénix ! À l’heure du petit-déjeuner, j’engloutis 4 sushis. Le plaisir revient. Je réalise une superbe traversée du cirque de Cilaos et avale la principale difficulté du parcours – la montée du Maïdo, quasiment 2000 m de dénivelé positif – avec beaucoup d’entrain. Je double beaucoup de coureurs en perdition. Je prends conscience que, même si je suis dans le flow, il ne faut pas que j’accélère, sinon je risque de le payer cher, et longtemps, quelques kilomètres plus loin. »
« À l’heure du petit-déjeuner, j’engloutis 4 sushis. Le plaisir revient. Je réalise une superbe traversée du cirque de Cilaos et avale la principale difficulté du parcours – la montée du Maïdo, quasiment 2000 m de dénivelé positif – avec beaucoup d’entrain. »
Pousser ainsi mon corps dans ses retranchements n’est pas quelque chose dont je veux devenir coutumière
KM 140 : « L’ALLIANCE DE CŒUR, LE 3ÈME CHAPITRE DE MA COURSE »
« Avec le recul, j’ai divisé ma Diag’ en 3 chapitres : la désillusion pour débuter ; la renaissance, ensuite ; et l’alliance de cœur, pour finir. En effet, les 2000 m de dénivelé négatif qui mènent à Ilet Savannah, au km 140, mettent mon mollet à rude épreuve. Je commence à penser ‘stratégie’ : comment gérer mon effort pour arriver au bout tout en conservant la tête ? J’ai la chance de repartir du ravitaillement avec Erik Clavery, l’ami avec qui je m’étais échauffée. À partir de là, nous allons nous soutenir mutuellement. 8 heures durant. Lui doit aller au-delà de sa déception d’avoir vu son objectif de top 10 s’échapper, et moi, composer avec la douleur. Je le pousse dans les montées et les descentes, et lui, me tire sur les portions plates. Ce moment de partage se révèle exceptionnel. Un souvenir gravé à vie. Ces 8 dernières heures de course m’offrent un exutoire de la frustration accumulée pendant toute la saison 2024 ! »
KM 175 : « LA VICTOIRE, COMME UN PIED DE NEZ À MA SAISON 2024 »
« Plus que la joie, c’est la fierté qui m’envahit à l’instant de franchir cette ligne d’arrivée victorieuse. Je suis fière de moi, fière de n’avoir rien lâché. Cette victoire, je la dois à ma tronche, à ma force mentale, plutôt qu’à ma forme physiologique. Cette Diag’ aura été une métaphore de ma saison : je suis passée par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel ! J’ai su transformer les aléas et les obstacles en leviers de motivation supplémentaires. J’ouvre également un verrou en levant les bras dans le stade de la Redoute : j’acquiers la conviction d’être capable de finir n’importe quelle épreuve, dans la mesure où j’arrive à adapter mes ambitions au regard des conditions, du contexte. En vivant pleinement le moment présent plutôt qu’en restant figée sur mes attentes du début de course. »
LE RETOUR SUR TERRE :
« J’AI PRIS CONSCIENCE DE MON BONHEUR SEULEMENT 24H PLUS TARD »
« Je n’ai pas eu à redescendre de mon nuage, car je n’y suis jamais véritablement monté...
Deux éléments m’en ont empêché. Le premier, c’est ma blessure au mollet. La déchirure contractée à l’UTMB s’est réveillée pendant le Grand Raid. J’ai puisé loin pour rallier Saint-Denis, si bien que je suis tombée dans les pommes une fois la ligne d’arrivée franchie, et que j’ai dû effectuer mon contrôle anti-dopage en fauteuil roulant. Pousser ainsi mon corps dans ses retranchements n’est pas quelque chose dont je veux devenir coutumière. Le second élément m’ayant empêché de profiter pleinement, c’est le chrono final. J’avais pour ambition de courir cette Diag’ en 30h, et pas en 31h49. Même si je savais que les conditions dantesques avaient ralenti ma progression, j’étais dans l’incapacité de me résonner, incapable de me satisfaire de cette victoire. Heureusement, j’ai pris conscience de l’ampleur de cette performance le lendemain, sur le podium, lors de la cérémonie de clôture. Les larmes sont venues, abondamment. La suite a été incroyable. Lors de mon trajet retour, le pilote de l’avion m’a invité dans le cockpit pour que je raconte mes péripéties. Lorsque je suis arrivée chez moi, dans mon village, mes proches m’avaient réservé un accueil-surprise. Les célébrations se sont prolongées avec mon staff, mes collègues de boulot, mes partenaires... Toutes ces initiatives dont je n’étais pas instigatrice m’ont fait lâcher-prise. J’ai réalisé, petit à petit. Grâce à eux, j’ai traversé de magnifiques émotions. »
LE COUP DE GUEULE DE MANON BOHARD : « LE TRAITEMENT MÉDIATIQUE RÉSERVÉ AUX ATHLÈTES FEMMES SUR CETTE DIAG’... »
« J’ai une personnalité assez discrète, je n’aime pas trop me retrouver sous le feu des projecteurs, mais je pense que partager – cette fois-ci – ma vision des choses a son importance. Je trouve le traitement médiatique réservée aux femmes sur un monument comme la Diagonale des Fous très inégalitaire et décevant... Effectivement, le scénario de course fut certainement moins palpitant que chez les hommes, avec un ‘mano à mano’ de plusieurs heures entre Mathieu Blanchard (1er) et Jean-Philippe Tschumi (2ème), mais le chemin que nous avons toutes parcouru n’en demeure pas moins valeureux. Je ne parle pas de l’organisation et du public – formidables en tout point de vue, réservant le même accueil à l’ensemble des participants, du premier au dernier – mais des médias. Leur investissement pour couvrir l’épreuve féminine n’était manifestement pas au même niveau que les efforts déployés pour suivre la course masculine. Je trouve ça dommage, et il me parait nécessaire que cela évolue. »
Texte de Baptiste Chassagne