Les repentis cherchent à remonter la pente. Les braves à la dévaler. Surtout lorsqu’elle est raide, technique et parée d’un long manteau blanc. Ainsi va le ski de pente raide. Plus qu’un sport, une philosophie. Plus qu’une discipline, une quête, et pas seulement d’adrénaline. Une quête de verticalité dont Vivian Bruchez, à force d’exploits, est devenu le défricheur.
Au cœur de l’automne, celui qui d’habitude caresse les cumulus de ses spatules, perché sur les hauts sommets, est confortablement affalé dans le canapé de son chalet de Vallorcine. Assis au coin du feu, son attitude exceptionnellement nonchalante ne l’empêche pas de flotter sur un petit nuage. Vivian Bruchez a le sourire aux lèvres. Vous savez, ce sourire béat et cette sérénité bienheureuse qui accompagnent celui qui ride dans le bonheur. Vivian vient-il de réussir l’une des lignes de sa vie ? A-t-il à nouveau repoussé, ce matin-même, les limites du ski de pente raide ? Non. Il est simplement devenu père pour la deuxième fois. Quelques jours seulement auparavant. Le chamoniard commence, enrobant ses premiers mots avec cette même douceur qu’il déploie auprès de la petite Roxane : « Un bon père, c’est comme un bon guide. C’est celui qui t’amène aux frontières de ton possible. Jamais en-deçà, jamais au-delà. Avec amour et passion. Et toujours dans le respect de certaines valeurs. » Celui qui a grandi au pied de la verticalité poursuit, songeur, la métaphore : « Une famille, c’est un peu comme une cordée. Il s’agit avant tout d’écoute, d’observation et de partage. »
Le partage justement. Celui qui est avant tout guide de haute montagne, mais également entraineur de ski alpin et professeur à l’ENSA, en a fait la clé de voûte de son projet. Partager et transmettre ses aspirations. Cet appel de la montagne, de la haute montagne, qu’il a décidé de transformer en pratique : le ski de pente raide. « C’est assez simple à définir. Le ski de pente raide, c’est 50% d’alpinisme, 50% de ski et 100% de montagne. » s’enthousiasme l’apprenti mathématicien, fier de cette équation qui souvent le porte vers l’inconnu. Car ce qui anime Vivian, c’est la soif de découvrir. Un pionnier des temps modernes. Les explorateurs d’antan voguaient les océans sur leurs caravelles, à la recherche de nouveaux continents ; lui crapahute en altitude pour faire sa trace et de ses lignes, écrire sa propre histoire. « En s’inspirant des grands noms du passé, avec humilité quant à l’héritage immensément riche qu’ils nous ont laissé, mais toujours porté par cette culture contemporaine de l’alpinisme, convaincu que l’on peut encore innover et être avant-gardiste dans le ski. » Les quatre projets que ce jongleur de vide nous présente en sont la plus belle preuve.
Projet 1 : « ENTRE LES LIGNES »
« C’est un projet qui vient des tripes, qu’on avait au plus profond de nous-mêmes. »
« C’est un film qui raconte des premières à ski dans le Massif du Mont-Blanc, à côté de la maison, dans ces montagnes qui nous ont vu grandir. J’aime beaucoup le titre car il colle parfaitement à la finalité de ce projet : savoir imaginer ce qui n’a pas encore été écrit, un œil différent, apporter une perspective nouvelle sur ce qui l’a déjà été. En effet, dans le Massif du Mont-Blanc, l’un des plus populaire au monde auprès des alpinistes, de nombreuses lignes ont déjà été réalisées. Et par les plus grands ! Il fallait donc se montrer audacieux pour innover. Il s’agissait d’écrire notre propre histoire, avec nos lignes à nous. C’est un projet qui vient des tripes, que l’on avait au plus profond de nous-mêmes. Un projet qui a du sens, dont nous étions à l’initiative, et c’est certainement la raison pour laquelle nous y avons mis autant d’implication et d’engagement.
D’ailleurs, le titre initial de ce film était « Faut aller voir », pour traduire cette philosophie selon laquelle toute face que l’on ne connaît pas encore mérite d’être découverte. C’est bien la curiosité qui nous porte ! « Entre les lignes » a vraiment rayonné et c’est une super récompense. Ce succès, je l’explique par la tonalité plus sérieuse que l’on a donnée au film. Ces prises de décisions auxquelles tu es confronté en haute montagne, tu les expérimentes également au quotidien, dans ta vie de tous les jours. C’est brut, naturel. Il faut savoir que le tournage s’est étalé sur seulement 6 ou 7 sorties à ski, entre potes, avec un sommet précis en tête, mais sans brief préalable quant aux images à ramener. On partait chaque jour avec une feuille blanche qui se nourrissait ensuite du terrain, de nos rencontres, des imprévus… Ainsi, nous avons certainement réussi à créer cette passerelle, cet écho, qui a permis au public de s’identifier, de tirer un apprentissage de cette visualisation. »
Projet 2 : « UN PRINTEMPS SUSPENDU »
« Grimper sept sommets iconiques des Alpes que nous ne connaissions pas. »
« Mon projet le plus récent, tourné au printemps 2019, avec mon acolyte Mathéo Jacquemoud. Le plus global également puisqu’il sera décliné sous forme de film mais aussi de reportage rédactionnel, de photos, de guide aspirationnel… Le titre fait référence au rêve de tout alpiniste : un printemps sans fin, suspendu dans le temps… Pourquoi ? Car le printemps est la saison qui autorise les plus belles expéditions. Le printemps, c’est notre Babylone et le Massif du Mont-Blanc ses Jardins suspendus. À l’origine, nous souhaitions passer cette période en itinérance sur la ligne de crête vertigineuse qui sépare Zermatt de Chamonix. Réaliser cette traversée mythique par tous ses sommets les plus emblématiques et ses pentes les plus raides. Sauf que les conditions nous en ont empêchées. Après plusieurs semaines d’attente, Dame Nature se montrant toujours aussi capricieuse et peu enclin à notre venue, nous avons changé notre fusil d’épaule et décidé de grimper sept sommets iconiques des Alpes que nous ne connaissions pas : le Cervin, l’Eiger, le Grand Combin, le Mont Viso, les Grandes Jorasses et le Mont-Blanc à deux reprises, par des voies très engagées. Nous avons ainsi accompli 7 itinéraires en près de 10 jours, contraints par une fenêtre météo très courte.
Le matin, on skiait le Mont Viso, on rentrait dormir à Cham et le lendemain on se faisait l’Eiger… C’était incroyable ! La finalité de ce projet est légèrement différente de « Entre les lignes ». Ici, nous avions la volonté de promotionner l’activité alpiniste au sens large, faire voyager les gens avec nous sur les plus beaux sommets. Il y a une véritable dimension contemplative. L’idée est aussi d’amener un « pourquoi ? » : pourquoi on renonce ? Pourquoi on y va ?… À nouveau interroger la prise de décision. Mais pas forcément au printemps. Et pas forcément suspendu. (Sourire) »
Il s’agit d’écrire notre propre histoire, avec nos lignes à nous
Projet 3 : « LE NANT BLANC »
« Une ligne qui se suffit à elle-même »
« Réussir à skier cette pente mythique est un projet en lui-même. Celui-ci m’habite depuis le collège, alors que je rentrais tous les jours chez moi, à Argentière, en bus scolaire, avec cette face mythique sous les yeux. Le Nant Blanc… une ligne qui se suffit à elle-même. Un projet de vie. Il m’aura fallu attendre mes 31 ans pour le concrétiser. Le 19 juin 2018. Une date qui restera gravée à jamais. J’ai toujours eu une attirance un peu mystique pour le Nant Blanc. C’est assez difficile à expliquer. Au plus profond de toi, tu sais que cela fait sens mais tu ne sais pas vraiment expliquer pourquoi. Tu as besoin d’y aller. Comme pour accomplir quelque chose, s’accomplir soi-même.
Bien évidemment, l’aspiration naît des légendes qui y sont passées et y ont laissé leur trace, de Marco Siffredi à Pierre Tardivel. Et puis cet aspect si particulier également… Cet énorme dôme de neige coincé entre l’Aiguille Verte et les Drus, visible depuis n’importe quel endroit à Chamonix. Une face qui te toise, te défie, nourrit ton imagination… Je me suis construit avec cette ligne. Pendant près de 10 ans, j’y suis allé plusieurs fois par printemps, mais elle s’est toujours refusée à moi. Comme si je n’étais pas prêt. Puis, le jour où je l’ai enfin réussie, je n’ai pas ressenti de joie particulière mais un profond soulagement. Ça ne fermait pas une page, cependant cela ouvrait un nouveau chapitre. Désormais, je skie beaucoup plus dans le vécu que dans l’action. »
Le printemps, c’est notre Babylone et le Massif du Mont-Blanc ses Jardins suspendus
Projet 4 : « LE MODULE DE PENTE-RAIDE »
« 1, 5 m de haut, 1 m de large et une inclinaison de 45 degrés. »
« L’idée est apparue avant la diffusion du film « Entre les lignes » un peu partout en France, avec la tournée Montagne en Scène. Je me voyais mal prendre le micro après la projection du film et m’avancer telle une rock star au-devant du public. J’avais envie de leur transmettre quelque chose, de les embarquer avec moi par du concret, de les imprégner du ski de pente raide. J’ai donc profité d’une météo assez capricieuse pour m’enfermer dans mon garage à jouer les Géo Trouvetou. J’avais très précisément en tête ce petit module que je pourrais transporter un peu partout avec moi pour donner un aperçu de ma pratique. J’ai dessiné les plans et essayé nombre de matériaux avant d’aboutir à une ébauche de prototype. 1, 5 m de haut, 1 m de large et une inclinaison de 45 degrés. Mon premier virage sur ce module était magique, l’aboutissement d’un long processus.
Je fais la tournée avec le film et me rends compte que ça fonctionne vraiment bien. L’audience est hyper réceptive, vit une véritable expérience. Je n’ai alors qu’une envie, le faire essayer aux copains, les mettre au défi pendant une demi-heure au fond du jardin lorsqu’ils viennent à la maison. Et par chance, cet été, lors d’une course, alors que j’emmène un client régulier avec toute sa famille au Mont-Blanc, j’évoque mon projet, attablé au refuge. Il me rétorque alors : « Moi je vais te le produire ton module ! » Je reprends alors le concept de base, les mêmes mensurations que mon prototype et modifie simplement l’inclinaison pour que la pente puisse varier entre 30 et 60 degrés et que mon module soit plus accessible. L’objectif va bien au-delà de montrer en quoi consiste un virage sauté en montagne ! Mon but est d’inspirer les gens, de leur ouvrir les yeux sur les possibilités infinies de la nature environnante, de les inciter à découvrir ce qui nous entoure. Découvrir… On y revient, encore et toujours ! »