Là-haut, c’est le paradis. Car la montagne est souvent belle. Mais là-haut, c’est aussi l’enfer. Car la montagne est parfois cruelle. Là-haut veillent des bienfaiteurs. Des femmes qui, couronnées d’une auréole, protègent, conseillent et accompagnent les alpinistes venus crapahuter sur le toit de l’Europe. Des hommes de l’ombre qui ont décidé d’embrasser une vie peu commune. Une vie de passion et de dévotion. Plus que garder des refuges, ils protègent la montagne et transmettent ses valeurs. Plus que des gardiens de refuges, ce sont de véritables anges gardiens.
Immersion, le temps d’une saison d’été, avec deux d’entre eux : Mélanie Marcuzzi, gardienne du Refuge des Cosmiques, et Antoine Rattin, gardien coordonnateur du Refuge du Goûter.
LA VOCATION
AR : « J’ai d’abord grandi loin des Alpes, en Ardèche, puis m’en suis rapproché pour des études de géographie à Grenoble. En 1998, je me suis lancé dans un double projet : devenir guide de haute-montagne mais également professeur des écoles. Un quotidien riche que j'expérimente pendant près de 20 ans, jusqu’en 2016, date à laquelle je réponds à la candidature de la FFCAM pour occuper le poste de gardien au Refuge du Goûter. Depuis 2019, j’ai même changé de costume puisque j’endosse désormais la responsabilité des trois refuges de la Voie normale du Mont-Blanc – le Nid d’Aigle, Tête Rousse et le Goûter – avec un rôle de gardien coordonnateur, au sens où je fais en sorte qu’avec mon équipe nous puissions mener à bien la mission qui nous est confiée. »
MM : « J’ai passé mon enfance à gambader sur les balcons face au Mont-Blanc, à Cordon, en Haute-Savoie. Petite, mon grand jeu était de dénicher, à la nuit tombée, à la longue vue, les lumières se dégageant des refuges accrochés à ses pentes. En fonction de la position du soleil, ceux-ci brillaient comme des phares dans la montagne. C’était fascinant ! J’avais d’ailleurs flashé sur le refuge des Cosmiques qui était le plus haut que l’on puisse observer depuis chez moi. J’affirme avec aplomb que plus tard j’habiterai dans ces cabanes à flanc de Mont-Blanc. Mes parents me répondent que c’est beau de rêver... Pourtant, à 16 ans, je trouve un job d’été en refuge. Depuis – et cela fait 12 saisons – j’en ai fait mon métier. Le rêve s’est même accéléré en 2020 lorsque nous avons repris le refuge des Cosmiques avec mon associé, Noé Vérité. Bref, gardienne, c’est une véritable vocation ! »
Spontanément, c’est l’image maternelle qui me vient… On veille sur les alpinistes comme s’ils étaient nos enfants.
LA MISSION
MM : « Spontanément, c’est l’image du facilitateur qui me vient. On s’assure qu’ils mangent bien, dorment convenablement, aient accès à toutes les informations et ne manquent de rien afin d’être en forme pour mener l’ascension qui les attend. On pourrait presque évoquer le sentiment maternel puisque l’on veille à ce que leur séjour se passe du mieux possible. On s’inquiète pour eux. On les aide, on les soigne, on les dépanne. Aux Cosmiques, nous mettons l’accent sur l'accueil car rien n’est plus chaleureux et réconfortant qu’un sourire lorsque l’on quitte les âpres conditions de la haute-montagne pour la quiétude d’un refuge ! »
AR : « J’utilise assez souvent la symbolique du phare dans la nuit : les refuges sont des îlots d’humanité dans un environnement hostile à l’Homme. L’être humain n’est pas fait pour vivre en haute-montagne. Nous ne sommes que des passants. D’une certaine manière, nous jouons le rôle de passeurs… Notre mission est de transmettre. Transmettre des valeurs, des informations et des ressources, sous forme de denrées alimentaires, de bienveillance et de sommeil.
Les refuges sont des îlots d’humanité dans un environnement hostile à l’Homme.
REFUGE DU GOÛTER
45° 51' 04" nord, 6° 49' 50" est
Altitude : 3 835 m Date d'ouverture : 1859
Capacité : 120 couchages
REFUGE DES COSMIQUES
45° 52' 24" nord, 6° 53' 09" est
Altitude : 3 613 m Date d’ouverture : 1942
Capacité : 130 couchages
sentir cette force du collectif lorsque l’on traverse des journées d’une densité et d’une intensité rares.
LA SATISFACTION
AR : « J’aime travailler en équipe. Mon plaisir, il est là : sentir cette force du collectif lorsque l’on traverse des journées d’une intensité rare. Se serrer les coudes lorsque l’on a la tête sous l’eau. D’une certaine manière, le refuge nous protège d’une société de plus en plus individualiste et individualisante. J’ai aussi la sensation d’être utile, d’accomplir une action de bien commun. Alors certes, ce n’est pas du bénévolat, puisque l’on vit de la vente de nourriture et de nuitées, mais sans notre présence, sans notre travail, la plupart des gens n’accèderaient pas au Mont-Blanc. »
MM : « Je sens la satisfaction poindre à l’instant où je vois les gens repartir avec le sourire. Si celui-ci est accompagné d’un petit « on reviendra », c’est la cerise sur le gâteau ! Certains matins, on reçoit des douches de compliments sur la qualité du repas, de l’accueil et des informations communiquées. Cette reconnaissance génère un goût du travail bien fait et là réside notre principal carburant ! On est crevé, on dort peu, on est en permanence sollicité mais ces retours, ça donne tellement d’énergie ! Avec le recul, ça fonctionne comme une drogue : on est accroc au fait de rendre les gens heureux en montagne ! »
Ça fonctionne presque comme une drogue : on est accroc au fait de rendre les gens heureux en montagne !
LE PROFIL
MM : « La qualité principale pour devenir gardien de refuge, c’est la polyvalence. Il s’agit d’être autonome et compétent sur beaucoup d’aspects. Aucune journée ne se ressemble, ce que j’adore. Le matin, tu répares la plomberie ; l’après-midi, tu cuisines ; et le soir, tu es réveillée parce que tu dois réaliser un sauvetage. Gardien de refuge, c’est un condensé de multiples métiers en un seul. Tu vis plusieurs vies à la fois. Le quotidien est trépidant et ne laisse pas de place à l’ennui, ni au repos. La patience et l’empathie sont aussi de très belles vertus à déployer là-haut. »
AR : « La débrouillardise et la polyvalence sont des maitres-mots. Il faut savoir gérer nombre de situations, parfois très pratico-pratiques. Au vue du rythme ultra-intensif, une grande résistance physique ainsi qu’une robustesse permettant d’outrepasser la fatigue sont également recommandées. Enfin, une forte passion se révèle indispensable. Car c’est à elle que l’on s'accroche quand l’usure devient palpable. La passion de la montagne d’abord, mais surtout la passion de l’autre, de rencontrer, d'aider.
Il faut trois qualités principales pour être gardien de refuge : la polyvalence, la résistance physique et la passion.
LA RESTAURATION
MM : « Ce qui compte, ce sont les sourires de nos clients. Or le sourire passe par l’estomac, c’est bien connu ! Le refuge des Cosmiques étant facilement accessible par le téléphérique de l’Aiguille du Midi, nous souhaiterions qu’à terme, certains visiteurs se déplacent pour la promesse d’un repas unique dans un cadre hors du commun. L’approvisionnement se fait par hélicoptère, 1 fois par semaine, avec des produits frais, viandes, fromages et légumineuses provenant de la coopérative du Val d’Arly ou de magasins bio en vallée. Nous souhaitons offrir bientôt un voyage gustatif à l’alpiniste, en adossant une dimension épicurienne à celle contemplative qui le mène jusqu’à nous. Pour cela, nous proposons des plats originaux, parfois issus d’associations audacieuses, particulièrement sur l’aspect sucré-salé. Par exemple – à la suite d’une pénurie d’ingrédients qui m’a obligé à improviser avec ce dont je disposais – j’ai élaboré une spécialité qui porte désormais mon surnom : Marcuisette. Brièvement, il s’agit d’un bœuf bourguignon mais revisité façon thaï, avec des épices, de la citronnelle, du gingembre, du sésame et des carottes découpées en bâtonnets. Un délice ! Et ce n’est pas moi qui le dit ! (Rires) »
AR : « Il est pour nous fondamental de proposer une restauration de qualité. En effet, 50% des clients-usagers du Refuge du Goûter sont des étrangers. Quelle image ont-ils de la France ? D’un pays à la gastronomie incomparable. Nous mettons un point d’honneur à entretenir cette réputation. Il est certes difficile de cuisiner des produits frais pour 120 personnes, chaque jour, à près de 4000 m d’altitude, pourtant, on s’impose les contraintes nécessaires pour y arriver. Le menu évolue en fonction des soirs. En entrée, nous préparons toujours une soupe de légumes frais que l’on accompagne d’un morceau de Tomme achetée chez une agricultrice de mon village. Pour le plat de résistance, nous alternons entre 7 recettes, notamment afin d’éviter la lassitude des cuisiniers. Cela va du sauté de veau jusqu’au traditionnel diot-polenta en passant par les lasagnes de poisson. Enfin, en dessert, tout dépend de l’inspiration du moment et des ingrédients à disposition : la panna cotta, le far breton, la tarte aux fruits et le gâteau au chocolat se relaient… »
Nous souhaitons offrir un voyage gustatif à l’alpiniste, en adossant une dimension épicurienne à celle contemplative.
LA JOURNÉE TYPE
AR : « Les journées se suivent et se ressemblent – presque comme deux gouttes d’eau – dans leur déroulé. Nous travaillons environ 18 heures par jour. Le réveil sonne à 6h du matin. On sert le petit-déjeuner à deux flux d’alpinistes distincts : ceux qui arrivent de de Tête Rousse et ceux qui s’apprêtent à entamer le couloir du Goûter. De 8h à 11h, je ne dirais pas que l’on fait le ménage mais plutôt que l’on remet le refuge en état. Dès l’aube, le cuisinier commence de son côté à préparer le dîner. De 11h à 17h, trois postes de travail nous occupent sans discontinuité : l’accueil des clients, la cuisine et le bar, où nous servons des omelettes, des quiches et autres boissons. Sans compter le technicien qui lui s’affaire à la maintenance du refuge, car à cette altitude, le moindre grain de sable peut avoir de graves conséquences… À 17h, nous préparons le plan de table du dîner puisque la clé d’un service réussi réside dans l’anticipation. À 17h45, on embraye sur « l’Apéro des Guides » qui nous permet de réaliser un point sécurité mais également d’échanger sur les conditions à venir en vue de l’organisation du lendemain. À 18h pétante, on envoie la soupe du premier service, et à 19h, celle du deuxième. À 20h30, l’équipe se partage la plonge, l’encaissement et le ménage de la grande salle, avant de diner tous ensemble : c’est notre petite parenthèse privilégiée, calme et paisible. À 1h30, l’un d’entre nous va se lever pour assurer le petit-déjeuner des plus matinaux avant de retourner se coucher. À 3h15, si tout s'est bien passé, il retourne ensuite aux bras de Morphée. Et quelques heures plus tard, rebelote… »
MM : « Le rythme est assez semblable pour tous les refuges situés sur le massif du Mont-Blanc, avec 3 départs différés en début de journée : 1h, 4h et 7h du matin. On opère une rotation mais globalement, l’un d’entre nous se lève avant chaque petit-déjeuner et assure le service avant de se recoucher. Tout le monde se retrouve ensuite sur le pont à 7h30 pour assurer le ménage, la cuisine et la maintenance. Nous balisons ensuite le service du déjeuner entre 12h et 14h afin de pouvoir se concentrer sur l’accueil des nouveaux venus à partir de 14h30. Très rapidement, nous basculons sur le traditionnel « Apéro des Guides » et le dîner qui, chez nous, s’organise en une seule fournée. Aux alentours de 22h, nous fermons le réfectoire. Puisque l’ambiance est au beau fixe dans notre équipe, le moment qui suit s’étend toujours en discussions et petites blagues. On peut alors entamer notre nuit qui durera une heure, afin de pouvoir assurer le premier réveil ! »
Pour nous, la rupture entre le jour et la nuit est très floue, si bien que parfois, on perd la notion du temps…
LA FATIGUE / LE SOMMEIL
AR : « Pour nous, la rupture entre le jour et la nuit est très floue, si bien que parfois, on perd la notion du temps… On a l’impression d’évoluer dans une navette spatiale. D’une certaine manière, on expérimente ce que vivent les personnes qui travaillent en milieu clos, sur une plateforme pétrolière ou dans un sous-marin. C’est un métier extrêmement éreintant physiquement et nerveusement. Il faut être prêt à pousser loin cette machine formidable qu’est le corps humain. Une machine dont je m’émerveille chaque année de la résistance et des ressources insoupçonnables. À l’ouverture, en juin, on commence par s’acclimater, ensuite on surcompense légèrement, mais dès juillet, ça commence à tirer, donc forcément, à la fermeture, en octobre, on est sur les rotules. La clé, pour aller au bout de la saison, ce sont les « siestes turbo », inspirées de ce que font les marins. Quand ce luxe s’offre à moi - c’est-à-dire rarement - je me pose dans un coin et m’endors pendant 15 minutes. Je n’ai aucun problème à trouver le sommeil : il me tombe lourdement dessus ! »
MM : « Le rapport au temps est très paradoxal là-haut. D’un côté, les journées se révèlent interminables, mais de l’autre, les heures filent à une vitesse folle. Forcément, à mesure que les nuits de 3 ou 4 heures s’enchaînent, une fatigue profonde s’installe. Quand le réveil sonne, on a des étoiles dans les yeux. Ça pique certes, mais pas le choix : il faut y aller. On a besoin de toi. Moi, je me sens en mission. Jusqu’en octobre. Là, je récupère, ou j’hiberne plutôt ! L’année dernière, durant les 3 premières semaines de ma coupure annuelle, j’ai dormi entre 14h et 16h par jour. »
Ça pique certes, mais pas le choix : il faut y aller. On a besoin de toi. Moi, je me sens en mission !
LA RELATION À L’AUTRE
MM : « Pour travailler en refuge, il faut se découvrir monstre de patience. Le rapport à l’autre est difficile à gérer : si on est là-haut, c’est que l’on apprécie profondément le rapport humain, mais en même temps, à terme, l’absence de pause nous fait regretter la solitude. De 2h à 22h, il est impossible de se retrouver seule, face à soi-même. Nous sommes sollicités en permanence. Nous n’avons pas encore petit-déjeuné que les visiteurs ont besoin d’un conseil, d’un service, d’acheter une bouteille d’eau, et pour eux, attendre n’est pas concevable. Ces moments paisibles, presque méditatifs, sont des moments rares. »
AR : « Le refuge du Goûter, c’est le plus petit village du monde, mais celui avec la plus grande densité de population. Comme notre rapport au temps, la relation à l’autre est paradoxale. Bien que l’on aime profondément l’être humain, parfois, il nous arrive de faire une petite overdose, et ce, même si la plupart se montre ultra-sympa. La solution ? Apprendre à se créer une bulle de quiétude, à dégainer quand le besoin se fait sentir. Cependant, le rôle le plus difficile à jouer, c’est lorsque l’on enfile notre costume de policier du refuge. Rivaliser de prouesses diplomatiques et endosser le casque bleu pour expliquer ce qui est faisable ou non à des gens peu respectueux – plus touristes qu’alpinistes – c’est cela le plus énergivore ! »
L’INSTANT PLAISIR
AR : « J’apprécie le réveil de 4h du matin. J’aime voir ces alpinistes partir à l’aube et observer la file de frontales de ceux partis à 2h qui se dessine dans le Tacul. Ils avancent couvés du regard par les étoiles. Le spectacle est féérique. C’est aussi pour ces instants privilégiés, hors du temps qui ne s’offrent qu’à nous, que l’on exerce ce métier et que chaque saison, on y retourne avec une motivation infaillible ! »
MM : « J’ai appris à adorer un moment méditatif tout simple : la découpe des légumes. Je me mets de la musique, commence à cuisiner et enclenche le mode automatique : là, mon esprit s’évade ! Sinon, je ne vous cache pas qu’à l’été 2018, lorsque la France entière croulait sous la canicule, pouvoir faire du ski de rando en t-shirt, à flanc de Mont-Blanc, sur de la neige de cinéma, a quand même justifié en partie le « pourquoi ? » de notre présence ici ! »
Propos reccueillis par Baptiste Chassagne
REFUGE DU GOÛTER
montblanc.ffcam.fr
REFUGE DES COSMIQUES
www.refuge-des-cosmiques.com