Publié le 30 décembre 2024
L’alpinisme face aux défis climatiques : regards croisés avec Xavier Cailhol
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Interview

L’alpinisme face aux défis climatiques : regards croisés avec Xavier Cailhol

Ce que nous dit la montagne
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Environnement, ALPINISME, Interview

Il est des hommes aux multiples casquettes. Des passionnés, des touche-à-tout, partout, tout le temps, et par tous les temps. Xavier Cailhol est de ceux-là. Originaire du Doubs, il a trouvé son port d’attache sur les versants savoyards. Passionné de montagne, lorsqu’il ne l’arpente pas, cet esthète des cimes, s’en fait la voix. Car, si grand et fort qu’il soit, l’écho de la montagne semble encore bien faible face aux changements climatiques que nous expérimentons. Tantôt skieur de pente raide, tantôt doctorant, Xavier l'infatigable explore, déchiffre et analyse ce que la montagne nous murmure. Sujet de thèse : « L’alpinisme face aux risques d’origine glaciaires et périglaciaires ». Avec un tel sujet, on se doutait que le bonhomme aurait de la verve. Rodrigues, dans Le Cid, avait donc raison. « Je suis jeune, il est vrai ; mais aux âmes bien nées, la valeur n’attend point le nombre des années. » S’il est vrai que la vie est souvent une question de cycles, Xavier, lui, n’a pas encore soufflé ses 30 bougies mais semble déjà avoir trouvé sa voie. Dans l’inclinaison de la pente, il écoute la montagne pour mieux nous la raconter. Rencontre.

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La dernière fois que nous avons échangé, tu avais une période dense qui t'attendait. Comment est-ce que tu vas aujourd'hui ?

Eh bien... ça va bien. Je suis en train justement de finir un peu les dernières manips de terrain qu'on avait à faire. J'ai pu aller en face nord des Grandes Jorasses il y a deux jours, dimanche. J'ai pu relever les données que j'avais à relever. Donc ça s'est fait. Et ce coup-ci, je suis parti pour traiter ces données-là.

Comment se structure ton année ? Tu as pas mal de relevés de terrain, avec des périodes beaucoup plus propices que d'autres, j'imagine…

Oui, c’est ça. Là où il y a vraiment des changements majeurs sur mes sujets, c'est pendant l’été, avec toutes les grosses chaleurs qui viennent faire fondre ou évoluer les glaciers suspendus. J'ai donc une grosse phase d'instrumentation au printemps avant la saison chaude. Après l'été, je suis sur le suivi des données et l'entretien des sites. Et à l'automne, c'est la saison où l’on récupère les données pour les traiter pendant l'hiver.

Le dénominateur commun reste d’être dehors et en montagne. Cela m’amène à me poser des questions, à réfléchir, à comprendre ce qui se passe autour
de moi

On entend chez quelques sportifs, parler de double projet, sportif et professionnel, de « double casquette ». Pourtant chez toi on a l’impression que cela n’est pas suffisant. Alpiniste, guide, ancien athlète de l’équipe de France d’escalade sur glace, moniteur VTT, d’escalade aussi et aujourd’hui doctorant. Est-ce que tu as trouvé qui est Xavier ? 

Non, pas du tout. Pas encore. Et je ne suis pas sûr de trouver un jour. Le dénominateur commun reste d’être dehors et en montagne. Cela m’amène à me poser des questions, à réfléchir, à comprendre ce qui se passe autour de moi, ou à aller voir des endroits dont j’ai entendu parler. C’est ça qui m’a toujours guidé. Ça pose d'ailleurs un peu problème des fois parce que j'évolue dans des sphères où il y a des gens qui sont souvent assez cadrés dans leur sujet. Ils sont très compétents dans ce qu'ils font, mais ils restent un peu dans un sujet.  De mon côté, j'évolue un peu partout, à droite à gauche et je passe de l'un à l'autre et des fois, ça fait un peu bizarre, parce que t'es un peu touche-à-tout sans être forcément très bon nulle part, mais voilà, ça m'amuse comme ça. C'est le principe de la polyvalence.

Vu de l’extérieur on peut parfois avoir l’impression que ceux qui ont le savoir de la montagne, ceux qui intègrent l’histoire et la connaissance, ce sont de vieux messieurs à barbe, la peau tannée par le soleil des hauteurs. Tu es à la croisée des chemins entre la Gen Z et les Millenials, n’est-ce pas déconcertant pour les acteurs avec lesquels tu échanges sur tes travaux, ceux-là mêmes qui sont hyper dans leur niche comme tu le dis, d’avoir en face d’eux, un profil comme le tien, un peu touche-à-tout ? 

Je ne sais pas. Le côté vieillissant, c'est intéressant cette vision-là… Moi, j'ai tendance à trouver que, justement sur les sports d'alpinisme, c'est en train de rajeunir. Ma génération, tous ceux avec qui j'étais en équipe de 

France de glace, avec qui on a pas mal évolué sur la montagne, on commence à avoir fait pas mal de choses en alpinisme et même à être un peu les vieux de la bande. Après, cela se valide un peu plus sur la recherche, peut-être, mais je pense que c'est lié aussi au processus de recherche. Dès que tu veux avoir un poste à l'université ou au CNRS, il faut avoir fait le parcours classique : thèse, doctorat, suivi des contrats « post-doc », dans lesquels tu vas emmagasiner de l'expérience  en tant que chercheur dans différents laboratoires, avant de pouvoir avoir un poste dans un labo donné. Forcément, ça prend du temps. Je pense que c'est aussi pour ça qu'on a cette impression, que dans ces milieux, ceux qui sont en poste, le sont que depuis longtemps. Pour autant, il y a beaucoup de jeunes doctorants qui bossent sur ces sujets. On les voit peut-être un peu moins, mais ça bouge. Dans les institutions officielles, là, pour le coup, c'est assez vieillissant, et il y a du mal à renouveler ces générations, et à mettre des jeunes à la barre. On va dire que c'est assez disparate en fonction des activités et des milieux.

Sur cette partie institutionnelle, est-ce que tu ressens ce gap générationnel dans les manières de penser, d’analyser et de concevoir la suite ?

Je pense que ça dépend un peu aussi des personnes. Il y a des anciens, qui sont capables de passer au-delà de ça, et d'avoir une vision et des perspectives d'avenir. Mais parfois, il y a des façons de réfléchir qui ne sont pas exactement les mêmes et qui ne sont pas celles de notre génération. Il y a par moments des rapports au travail, des rapports à des projets d'aménagement, de développement du territoire ou autres, qui sont quand même assez différents, et qui répondent plus à des héritages un peu culturels de ce qu'ils ont vécu il y a une trentaine, quarantaine d'années, que par rapport aux enjeux qui sont soulevés actuellement.

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Tu réalises aujourd'hui une thèse en géographie, sur l’impact du changement climatique sur la pratique de l’alpinisme. C’est l’alpinisme qui t’a guidé dans cette voie ?

En 2019, j'ai fait une traversée des Alpes avec un copain, Julien Grilly, et ma copine, Lucie Liguet. On a passé un hiver où on subissait de grosses variations de température et des changements de temps, assez incompréhensibles dans les Dolomites. On a eu -25°C pendant deux jours, puis, deux jours plus tard, on grimpait en tee-shirt en face de la Marmolada. C’étaient des situations vraiment très étranges. Face à tout ça, j’étais un peu perdu. En tant qu’alpiniste, je ne comprenais pas bien ce qui se passait. Je me suis rendu compte qu’il y avait un vrai changement en cours. Puis est arrivé le confinement, et le projet a dû s’arrêter. Nous étions partis du fond des Dolomites, et on s’est arrêtés à Chamonix, alors qu’on voulait aller jusqu’à Nice. À ce moment-là, on s’est questionnés sur comment donner du sens à cette expérience et comment en faire quelque chose de positif. J’ai alors rencontré différents acteurs qui travaillaient déjà sur ces questions, notamment Jacques Mouret. Il venait de finir une thèse sur l’impact du changement climatique sur la pratique de l’alpinisme, avec une véritable quantification de ces effets. Les discussions avec Jacques m’ont vraiment motivé et donné envie de m’intéresser à ces sujets. À la suite de ça, j’ai repris un master en géographie, encadré notamment par Jacques.

Pour revenir un peu en arrière, tu as grandi dans le Doubs. Est-ce que l’environnement était déjà un sujet  dont tu discutais à la maison ? Quel est ton rapport à la nature ?  

J'ai toujours fait plein d'activités en nature, et passé énormément de temps dehors. Ça, forcément, ça joue à fond. Mais l'écologie n'était pas un sujet imposé ou omniprésent. Ça allait de soi, ça faisait partie du quotidien : faire attention à ce qui t'entoure, sans que ce soit pour autant une idéologie verte poussée à l'extrême. Je suis parti assez tôt de chez mes parents. À 14 ans, j'étais en section montagne au lycée de Moutiers. J'étais à l'internat, déjà en immersion dans ce milieu. Mon rapport s'est surtout construit à travers les activités de pleine nature et le temps que j’ai passé dehors. Avant 2019, ce n'était pas vraiment un sujet conscient ou réfléchi. Je ne faisais pas n'importe quoi, mais n’intellectualisais pas trop tout ça. Après cette traversée de 2019, j'ai eu envie d'aller plus loin, de m'intéresser à ces questions de façon plus scientifique et de les comprendre de manière cartésienne.

Tu viens de boucler ta première année de thèse, après tes masters 1 et 2 dits « de recherches ». Cela fait donc un moment maintenant que tu étudies les impacts du changement climatique. Qu’est-ce que tu retiens de cette période ?

Ce que je retiendrai de cette année est assez particulier : après deux années, 2022 et 2023, marquées par des événements vraiment inquiétants et impressionnants, on a eu une année 2024 plus nuancée. Cette nuance s'exprime dans des extrêmes, ce qui reflète bien la complexité actuelle. Comprendre et analyser ce qui se passe devient un véritable défi. Les dynamiques en jeu sont nombreuses, souvent inattendues, et elles rendent difficile toute perspective à long terme. Aujourd'hui, je travaillais sur la face nord des Grandes Jorasses, notamment sur le linceul, ce tablier de glace très fin accolé à la roche. Début septembre, en l'espace de dix à quinze jours, 10 cm de glace se sont recréés à la surface du glacier. C'est complètement contre-intuitif, surtout quand on sait que ce glacier faisait une épaisseur maximale de 10 mètres l'an passé, et qu’il avait perdu en moyenne 60 cm à sa surface entre 2022 et 2023. Cette année, les résultats sont plus imprévisibles et révèlent des dynamiques très rapides, parfois à l'échelle de quelques jours seulement. J'étudie principalement deux glaciers : un en face nord des Grandes Jorasses et un autre en face nord de l'Aiguille du Midi. Sur ce dernier, on a noté des pertes d'épaisseur records, vraiment impressionnantes. Pour les Grandes Jorasses, j'attendais de récupérer les données pour voir s'il y avait un comportement différent. Et ce qui ressort, c'est une fonte très rapide à certains moments, suivie de périodes où la glace parvient à se régénérer. Si on fait le bilan sur une année, la différence entre les pertes et les gains n'est pas si marquante. Par contre, les phases de fonte et de réaccumulation sont marquées par des variations brutales, rarement observées jusqu'ici.

j'ai eu envie d'aller plus loin, de m'intéresser à ces questions de façon plus scientifique et de les comprendre de manière cartésienne

Comment ces variations, qui arrivent sur des échelles temporelles très courtes, impactent-elles la pratique de l'alpinisme ? et comment tes analyses des glaciers éclairent-elles ce sujet ?

Quand on est en montagne pour 2 ou 3 jours, ce qui nous intéresse en tant qu ' alpiniste, c’est de choisir le bon moment, le bon créneau pour se rendre sur le terrain. Pour cela, on s’appuie sur des éléments de compréhension précis. L’objectif est de réduire les risques ou de trouver des conditions optimales, que ce soit pour l’analyse scientifique ou la pratique sur le terrain. Personnellement, je collecte des données toutes les deux heures, ce qui me permet de suivre l’évolution des glaciers en détail. Grâce à ces observations régulières, je peux identifier ce qui s’est passé à des moments spécifiques et croiser ces informations avec des données météorologiques ou des observations directement faites sur le terrain. Cela nous aide à déterminer quels facteurs prendre en compte dans une zone donnée. On peut faire un parallèle intéressant avec la nivologie. Quand on regarde tout ce qui a été accompli dans ce domaine, notamment sur la connaissance des avalanches, on voit à quel point ces savoirs sont désormais transmis aux skieurs, en particulier à ceux qui pratiquent le ski hors-piste. En réalité, c’est un peu le même principe, mais appliqué à des processus  en été qui sont en train d'apparaître et qui évoluent petit à petit. 

Concrètement comment cela se matérialise ? 

Concrètement, on ne pourra plus garder l'essence de l'activité et gérer les risques sur ces questions-là. Si on prend l’exemple du Mont-Blanc, il y a par  moments en été, certains itinéraires qui ne sont plus du tout fréquentables. C’est précisément sur ce point que nous concentrons nos efforts : accepter, en amont, de faire le deuil de certaines pratiques ou itinéraires. L’objectif est d’apprendre à en profiter pleinement lorsque les conditions sont favorables, mais aussi de savoir les abandonner lorsque les circonstances deviennent trop dangereuses ou inadaptées. En réalité, produire autant de données que possible sur le terrain n’a de sens que si l’on prend ensuite le temps de les analyser, de réfléchir collectivement, et, parfois de passer par un peu de « réunionite ». S’asseoir ensemble pour discuter de ces questions est essentiel. Sinon, les données restent simplement stockées sur un ordinateur, sans mobiliser, ni impliquer personne. On essaie toujours de travailler sur du court terme et du long terme, dans les stratégies que nous mettons en place. Le court terme adresse la gestion des risques. Le long terme, on pourrait dire que c'est le changement des imaginaires, le changement des rapports aux activités. Là, je parle uniquement pour l'alpinisme, mais c'est aussi valable pour la société. 

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Tu n'es pas juste derrière ton ordinateur à analyser des données, tu es aussi beaucoup en montagne, à jouer dans les pentes raides. 2024 marque une belle moisson d’ouvertures et d’aventures si l’on peut dire… La cicatrice au Grand Bec, les trois faces de la Grande Casse, l’ouverture à skis sur la pointe de la Vuzelle en Vanoise, une première à ski en face Nord de l’Epéna avec l’ouverture du « Pas de Rose sans épine », la face ouest de l’Arcelin et la douce folie à la Grande Casse. C'est ça un hiver classique chez Xavier ?

Non, pas du tout. Ce sont des hivers exceptionnels. On a eu des conditions incroyables pour le ski de pente raide en montagne cette année. Des hivers comme ça, je ne suis pas sûr d’en revivre un jour dans ma vie. C'est aussi un peu le revers de ces évolutions climatiques. On a eu beaucoup de neige en montagne, notamment au-dessus de 2 600 mètres d'altitude. Ces faces, qui partagent la caractéristique d'être situées à une altitude élevée, ont bénéficié de températures relativement clémentes pour la saison, ce qui a permis à la neige de mieux adhérer que d'habitude, surtout dans les faces nord. Toutes les montagnes qui sont autour de moi m'inspirent. Ces faces que j’ai skié, ça faisait 4-5 ans que je les regardais, 6 ans des fois. C'est un jeu d'observation et de patience, et le moment où les conditions paraissent opportunes, on saute dessus et on y va. C'est quelque chose qui est assez grisant.

Laquelle de ces aventures t’as le plus marquée ? 

L’Epéna. Ça faisait très longtemps que je regardais cette montagne. J'avais essayé plusieurs fois, mais ça n'avait pas marché. J’ai un attachement assez inexplicable à cette montagne que je trouve très belle, à cette espèce de carapace gigantesque. Il y a un peu tout justement, l'histoire de cette montagne, l'histoire de ce lieu, l'histoire géologique et glaciologique du coin où il y a vraiment plein d'histoires autour de cet endroit et tout plein de trucs auxquels je me suis intéressé et que j'ai lu pendant des heures et des heures. C'est un truc dont je me souviendrais toute ma vie, d'avoir pu traîner mes skis là-bas. 

Avant que l’on se quitte, j'ai quelques dernières questions pour toi.

C’est quoi un bon géographe ? 
Quelqu'un qui va dehors et qui observe ce qui se passe.

Un Xavier à la ville, ça donne quoi ? 
Ça ne donne pas longtemps. (rires)

Est-ce que tu joues encore de l'accordéon ? 
Ouais, toujours. Pas beaucoup mais toujours un petit peu.

Tu as prévu quoi demain ?
Demain, normalement, je bosse sur l'ordi. Mais vu qu'il fait beau, je vais peut-être en profiter pour aller skier le matin et bosser ensuite. 

 

Texte de Thomas Boury

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