Texte Quentin Guillon
Elle glisse sur la neige. Elle glisse sur l’air. Elle glisse sur l’avenir du saut à ski tricolore, une discipline encore confidentielle en France mais qui se développe à " vitesse grand V " au niveau international. Joséphine Pagnier a 19 ans ; elle est talentueuse, elle est déterminée, elle est passionnée. 3ème du général des récents Grands Prix, son ambition n'est plus une surprise. Portrait.
Chaque matin, les yeux de Joséphine Pagnier se posaient sur le tremplin de Chaux-Neuve (Doubs).
Chaque matin, ses yeux accompagnaient la silhouette de son papa, qui fermait la porte de la maison pour aller chérir, quelques dizaines de mètres plus loin, un site dont il est responsable. Chaque matin, les yeux de Joséphine roulaient des points d’interrogation : elle se demandait quand elle pourrait sauter, elle aussi.
« Mon papa m’a freiné. Il ne voulait pas que je commence trop tôt ».
Elle a sept ou huit ans lorsque, pour la première fois, ses spatules glissent sur la rampe du tremplin, l’excitation au comble, le corps entier qui décolle et se réceptionne quelques mètres plus bas.
Combien de fois a-t-elle sauté, depuis ? Des milliers, des dizaines de milliers de fois, peut-être.
« Les sensations sont uniques ».
La vitesse dans la prise d’élan, sur la neige. Les yeux qui captent une multitude d’informations. L’impulsion pour s’élever dans les airs. Les ailes qui se déplient, impériales. L’air qui cingle le corps. Le placement d’une main, l’équilibre d’une jambe, pour optimiser la portance. La sensation, légère, grisante, puissante, de glisser dans l’air, le plus loin possible. La réception propre, douce, fine, le corps entier inondé d’adrénaline. Elle n’a jamais retrouvé la même sensation, ailleurs.
Elles ne sont qu’une quarantaine à pratiquer le saut à ski dans l’Hexagone, renseigne Damien Maitre, chef de l’équipe de France féminine depuis 2016 et entraîneur de Joséphine depuis trois ans et quelques. La discipline, qui peine à percer le plafond médiatique chez les hommes, est encore plus confidentielle chez les femmes.
Les tremplins font florès au cœur d’Oslo, d’Innsbruck, et d’autres villes continentales qui respirent le sport d’hiver.
En France, ils se comptent presque sur les doigts d’une main : une grosse vingtaine regroupés dans une quinzaine de villes du Jura, du Doubs, et des Alpes (quatre à Courchevel, autant à Chaux-Neuve, par exemple) ; aucun dans les Pyrénées ; aucun dans le Massif Central.
La sensation, légère, grisante, puissante, de glisser dans l’air, le plus loin possible.
Le saut à ski, une discipline qui grandit avec elle
Joséphine Pagnier est devenue la figure de proue de la discipline, en France. Elle dispute ses premières manches de Coupe du Monde seniors, lors de la saison 2018-2019. Elle a 16 ans, alors… C’est le déclic. Le saut à ski était un seul plaisir. Il est toujours un plaisir et il devient un avenir. « C’est ce que je veux faire de ma vie, je me suis alors dit. Je m’y sens tellement bien ». Elle est médaillée d’argent aux Jeux Olympiques de la Jeunesse 2020 de Lausanne – l’épreuve du saut à ski se déroule sur le tremplin des Tuffes de Prémanon, à quarante minutes de chez elle. « Tout ma famille était venue, c’est l’un de mes plus beaux souvenirs ». Elle bisse en 2021, aux championnats du Monde juniors en Finlande. Elle réalise trois tops 10 en Coupe du Monde seniors en 2021, et se hisse au 22e rang du classement mondial. Elle a 19 ans et ses résultats disent la linéarité de sa progression.
« Son gros potentiel, elle le doit à son travail et à son talent », salue Damien Maitre. Elle grandit vite dans une discipline qui grandit très vite, aussi. « Les filles sautent aujourd’hui trois à quatre kilomètres/heure moins vite, mais elles réalisent des distances plus longues » explique Damien Maitre. Pause. Explications pour les novices. « Toutes les filles sont capables de sauter à 120 mètres, sur n’importe quel tremplin. Le jury décide de la piste d’élan, en fonction du niveau de la meilleure. Puisque le niveau augmente, la barre d’élan pour sauter à 120 mètres diminue et le départ s’effectue de moins haut. Les filles arrivent donc moins vite au bout du tremplin ». Elles devraient donc sauter moins loin. Elles arrivent plus loin, pourtant.
C’est quoi, un bon saut (à ski) ?
« La densité est plus forte et je le vois comme une chance » dit Joséphine. « Le tri est fait entre celles qui sont à fond et les autres. C’est un sport d’élite ».
Elle est à fond, pour sûr. Elle a eu son bac scientifique en juillet dernier. Elle a décidé de faire une année de césure. « J’avais un peu de mal à gérer les études et le saut, au lycée. Je veux me consacrer à mon sport. C’est court, une carrière. Je ne veux pas avoir de regrets. Je suis très investie dans ce que je fais ». Elle suit en parallèle une formation en anglais via la FDJ, son nouveau sponsor.
Damien Maitre appuie : « Elle a la flamme et la passion. En plus d’être une chouette fille sur le plan humain, c’est une athlète très professionnelle et très mûre pour son âge. Elle est impliquée dans tous les secteurs de la performance »
Elle a accumulé environ 500 sauts et 400 heures d’entraînement en six mois entre mai, où elle avait repris l’entraînement après trois semaines de coupure, et octobre.
Mais elle ne saute pas à chaque séance, loin s’en faut. La performance en saut à ski résulte d’une association de qualités multiples. L’entraînement est très varié et Joséphine ne s’ennuie jamais : musculation (les muscles profonds car les jambes sont le moteur), pliométrie, gainage (pour favoriser la transition entre le haut et le bas du corps lors de l’impulsion), proprioception, aérobie (une heure de footing par semaine car la saison est longue), travail spécifique au sol, etc…
Comment on fait un beau saut ? « Glisser sur la rampe le mieux possible. Arriver le plus vite possible au bout de la table d’élan » entame Damien Maitre. L’être-oiseau fond sur sa proie. « Au niveau de la table, au moment de l’impulsion, être le plus équilibré possible pour se déplier. C’est la base de ce sport ». L’être-oiseau s’envole. « Glisser le plus finement possible sur l’air ». L’être oiseau pique au sol. « Se poser et réaliser un beau télémark (réception) ». L’être oiseau a avalé sa proie.
En face, cinq juges évaluent le style du saut (vol, réception et fin de saut) sur une note 20. La moins bonne et la meilleure note sont retranchées (60 points, donc, au maximum). S’ajoute ensuite une note en fonction de la distance accomplie. C’est 60 points pour un tremplin de 120 mètres, et 1,8 point par mètre en moins (un saut de 119 mètres rapportera donc 58,2 points). Une compensation s’ajoute selon la force du vent, le cas échéant. Les conditions diffèrent selon chaque tremplin et l’adaptation est permanente.
Certains disent qu’il faut voir pour croire. Je dis plutôt qu’il faut croire pour voir. Elle a toutes les cartes en main.
Quels objectifs pour Joséphine Pagnier ?
Joséphine Pagnier parle de " coups " pour qualifier les objectifs de sa saison. « Un top 10 ou un top 5, voire jouer un podium. Tout est possible, en fait ». Elle ne se fixe pas de limites. Ce qui lui manque ?
« Je suis plutôt légère et je sais bien voler. Je ne suis en revanche pas très explosive, je ne saute pas très haut, il me faut être plus puissante ».
Damien Maitre souligne qu’elle a aujourd’hui toutes les cartes en main « pour être très bonne. Elle a encore quelques petites croyances limitantes. C’est un travail de confiance en soi. Certains disent qu’il faut voir pour croire. Je dis plutôt qu’il faut croire pour voir ».
Joséphine rebondit. « Je dois être plus offensive dans le saut. C’est très technique mais il y a une grande part d’intention. Un supplément d’âme, que l’on ressent tout de suite ».
L'importance des JO dans une vie de skieur nordique
Le néophyte se dit que ce manque de fougue pourrait être lié à la peur de la chute. Ce n’est pas le cas. Pas du tout. « Je saute depuis que je suis très jeune. J’aime beaucoup être en l’air. J’aime prendre de la vitesse. J’aime prendre de la hauteur. Je n’ai pas d’appréhension particulière. Et c’est très sécuritaire ». L’entraîneur, qui donne le signal du départ en bas de la piste d’élan, n’abaisse pas le bras si toutes les conditions ne sont pas réunies, et les chutes sont très rares. Ce n’est la peur de mal faire, ce n’est pas de l’appréhension, c’est simplement lâcher le verrou du contrôle. « Laisser l’instinct parler ». Elle travaille avec une préparatrice mentale, Isabelle Toussaint, tandis que Damien Maitre et son adjoint Francis Repellin sont formés sur la composante mentale de la performance.
Les Jeux Olympiques balisent la saison. Les athlètes le répètent à qui veut l’entendre, les journalistes posent les mêmes questions, avec encore plus d’insistance à mesure que l’échéance approche.
Joséphine Pagnier ne s’en formalise pas, du haut de ses 19 ans, pleine de maturité. « C’est un réel objectif d’y participer. Je me prépare pour. Mais c’est une course dans une vie, parmi plein d’autres. Cela peut très bien se passer, ou pas. Je n’y pense pas chaque matin ».
Damien Maitre contextualise : « En France, toutes disciplines confondues, aucun athlète de l’âge de Joséphine affiche son niveau de performance. Il faut lui laisser le temps de faire ses armes, tout en étant la plus performante possible, bien sûr ».
Chaque matin, elle sait qu’elle se lève pour améliorer un petit quelque chose dans son saut. C’est comme ça qu’elle fera des coups. C’est comme cela qu’elle se rapprochera des podiums. C’est comme cela que la visibilité de la discipline progressera en France. « Je ne pense pas du tout au fait d’être une leader. C’est en étant performante et en faisant des médailles que la discipline développera peut-être plus en France ».
Les courses de championnats du monde dans le Jura, annoncées pour les fondeurs et le combiné nordique, donnent des idées à Delphine, qui rêve de concourir chez elle. Un tremplin qu'elle pourrait voir débarquer bientôt dans sa compétition ?