Le snowboard, la neige et le freeride comme passions, Johan Gaume a souhaité dédier sa vie à la compréhension du phénomène des avalanches. Porté par une idée révolutionnaire, il a développé un modèle d’analyse capable de déchiffrer plus en détail la mécanique de ces événements aussi fascinants que dangereux. Décryptage du projet avec son créateur.
Quel pourrait être le point commun entre La Reine des Neiges et un modèle d’analyse des avalanches ? À priori aucun, et pourtant, c’est bien en regardant la célèbre et récente création des studios Disney, que Johan Gaume a imaginé ce qui deviendrait le projet qui allait révolutionner le monde de la recherche scientifique dans ce domaine, une modélisation unifiée de la mécanique de la neige et des avalanches qui utilise la « Méthode du Point Matériel (MPM) ».
C’est donc totalement par hasard, s’il en existe un, que Johan a fait germer l’idée d’une nouvelle méthode capable d’analyser différemment le phénomène des avalanches. Les ingénieurs Disney avaient créé pour le film d’animation, des modélisations de la neige encore jamais vues auparavant, qui retranscrivaient alors, le plus fidèlement possible, ses mouvements. Ces images vont contribuer à inspirer le jeune scientifique et le pousser à entamer sa quête vers une meilleure connaissance d’un sujet qui le fascine depuis le lycée.
Quelle a été la genèse de ton idée ?
Depuis 2013, date de sortie de La Reine des Neiges, j’avais envie de développer concrètement ce que j’avais dans la tête. J’ai d’abord tenté de trouver des collaborations locales en France, j’ai aussi postulé au CNRS pour un projet portant sur le sujet. Tout se soldait par un échec, on me disait que l’idée était trop ambitieuse. Je me suis ensuite tourné vers des scientifiques spécialisés dans le domaine en Suisse, mais, là encore, personne ne voulait suivre le mouvement. J’ai donc décidé d’appeler Disney ! On m’a alors orienté vers un professeur de l’Université de Californie à Los Angeles, et lui, a accepté tout de suite.
Tu as donc collaboré avec le monde de Disney ?
Effectivement, c’est assez incroyable ! Lorsque ce professeur américain m’a donné le feu vert, j’ai soumis le projet à la Fondation Nationale Suisse pour financer mon voyage aux Etats-Unis et y travailler pendant 3 mois. Là-bas, j’ai échangé mes connaissances sur la physique de la neige avec des mathématiciens et tout est allé très vite. En France, on me disait que le projet ne serait pas viable avant 5 voire 10 ans et avec les américains, on a réussi le challenge de le faire en 3 mois ! Pour les films d’animation, il y a de gros moyens. Des supports adaptés, de très bons ingénieurs et le soutien d’étudiants qui travaillaient avec nous, ont largement contribué à la concrétisation du code de calcul.
En France, on me disait que le projet ne serait pas viable avant 10 ans et avec les américains, on a réussi en 3 mois !
En quoi consiste ta méthode ?
Il y a typiquement 2 types de communautés qui étudient les avalanches.
La première se focalise sur le déclenchement des avalanches, donc une étude plutôt à court terme sur la prévision du risque. Cette communauté se base sur une méthode de type « solide ». La deuxième concentre ses recherches sur l’écoulement des avalanches, et là il s’agit plutôt d’une étude à long terme sur la gestion des zones de montagne et de construction. À l’inverse, cette communauté se base sur la mécanique des fluides. Je pensais que l’on pourrait peut-être combiner les 2. Si l’on arrive à bien connaître le comportement mécanique de la neige et qu’on a une méthode qui nous permet d’aller du solide au fluide, il y a alors certainement la possibilité de tout faire en même temps. À partir de là et pour faire simple, notre équipe a couplé ces 2 points de vue en permettant de modéliser à la fois le solide avant l’avalanche et le fluide avec l’écoulement de celle-ci, ce qui était une première à l’époque. Avec nos recherches, on s’intéresse donc à la prévention (bâtiments, cartographie du risque, détermination des zones constructibles) et à la prévision (pour les skieurs et snowboardeurs).
Depuis les 20 dernières années, il y a eu énormément de progrès sur la mécanique des avalanches
À qui s’adresse ce modèle d’analyse ?
Pour l’instant, le but est de mieux comprendre ce qu’il se passe à grande échelle. Depuis les 20 dernières années, il y a eu énormément de progrès sur la mécanique des avalanches. On comprend bien mieux le comportement de la neige. Soit au niveau de sa microstructure, soit à échelle humaine (de 1 à 2 mètres) grâce à des expériences complexes sur le terrain. Cependant, jusque là, on ne comprenait pas encore bien ce qu’il se passait sur une pente réelle. Notre méthode sert à étudier de manière précise ce qu’il se passe dans la pente grâce à de nombreuses simulations. Nous en déduisons ensuite des schémas simples pouvant être utilisés par d’autres ingénieurs dans la pratique pour définir des cartes de risques, la pression d’une avalanche sur un obstacle, la probabilité de déclenchement ou la taille d’une avalanche. Cette utilisation sera effective, on l’espère, d’ici 5 à 10 ans.
Pour mener tes recherches, tu as pu créer ton propre laboratoire ?
En revenant des États-Unis, on a publié un article dans ce qui représente le Graal en science, la revue Nature. Le travail accompli et cette parution m’ont permis de concrétiser ce projet avec la création du labo SLAB (Snow and Avalanche Simulation Laboratory), dédié à nos recherches. J’ai obtenu un budget pour développer la structure au sein de l’EPFL (École Polytechnique Fédérale de Lausanne) et les recherches ont commencé en Janvier 2019. Il y a 3 personnes qui y travaillent à plein temps pour améliorer la prévention et la prévision des avalanches, plus moi, le directeur.
Que faîtes-vous comme travaux au sein du laboratoire SLAB ?
Le projet commun à tous est bien évidemment l’étude des avalanches en utilisant la Méthode du Point Matériel (MPM). Après, chacun s’occupe d’un sujet différent. Un chercheur sera plus sur la microstructure de la neige, un autre travaillera sur le déclenchement de l’avalanche à l’échelle de la pente (taille potentielle pour un skieur), et le dernier sur l’écoulement du phénomène (pression sur une structure ou portée de l’avalanche).
Notre méthode s’applique également à l’étude des glaciers, avec notamment la simulation de la rupture d’un glacier et de la formation des icebergs au Groenland ou dans l’Antarctique. On collabore aussi avec la marque Michelin pour l’amélioration des qualités d’adhérence des pneus neige.
Comprend-on mieux maintenant comment fonctionne une avalanche ?
Oui, surtout pour les avalanches de plaque. Par contre, il y a encore énormément de travail à faire sur les avalanches humides. On ne comprend pas encore bien ce phénomène et sachant qu’avec le réchauffement climatique, il va y en avoir de plus en plus, il est important de les étudier. De nombreux modèles ont été développés pour cela mais on ne sait pas encore vraiment les calibrer. On manque encore de données précises et de tests en labo et donc de paramètres à rentrer dans nos ordinateurs. Le challenge est donc de réaliser de nouvelles expériences en laboratoire et sur le terrain sur neige humide pour trouver plus d’informations.
Justement, on parle beaucoup du réchauffement climatique, cela a-t-il aussi un impact sur les avalanches ?
A l’avenir, nous aurons plus d’événements extrêmes en montagne. Des périodes de froid et de chaleur, de neige et de pluie vont se succéder et engendreront énormément d’instabilité du manteau neigeux. Il y aura donc soit autant, soit plus d’avalanches, particulièrement à haute altitude. Certains organismes de financement accordent des budgets à cette recherche et permettront d’en savoir plus. C’est le cas dans le canton du Valais où une antenne de l’EPFL va être créée afin d’étudier les environnements alpins sous l’effet du réchauffement climatique.
Que souhaiterais-tu développer à l’avenir avec ce modèle ?
Aujourd’hui, une belle simulation en 3D prend environ 4 jours, ce qui est bien trop long.
Avec le boom de l’intelligence artificielle, on aimerait aller dans cette direction. On est en train de générer une base de données de simulation d’avalanches obtenue des équations de la physique. Dans l’hypothèse, ces données pourraient être utilisées en entraînement d’un modèle d’intelligence artificielle comme l’a fait Google avec ses « chat robots », entraînés par des millions de discussions différentes. Dans notre cas, l’entraînement se ferait avec une multitude d’avalanches différentes, le modèle pourrait alors s’y baser pour nous redonner l’avalanche souhaitée avec d’autres paramètres mais cette fois en temps réel. C’est une idée que l’on espère mettre en place à moyen terme, d’ici environ 5 ans. Par contre, je pense que pour une meilleure utilisation de nos modèles, il faudra revenir très bientôt à des approches classiques utilisées pour la caractérisation des sols, c’est-à-dire des tests mécaniques en laboratoire sur différents types de neige couplés à de l’imagerie de la microstructure par rayons X. Cela permettra d’obtenir les paramètres d’entrée nécessaires à faire tourner nos modèles.
Material Point Method
Technique numérique utilisée pour simuler le comportement de solides, liquides ou gaz. En MPM, un matériau continu est discrétisé en utilisant des points matériels utilisés pour suivre le matériau dans le temps et l’espace. Ces points matériels sont entourés d’une grille de fond qui permet de résoudre les équations du mouvement de manière classique. Le caractère hybride de cette méthode (solide = points matériels et fluide = grille de fond) permet de simuler facilement les processus complexes impliquant des grandes déformations, des fissures, des collisions ainsi que les transitions et coexistences entre régimes solides et fluides, processus qui existent tous en mécanique de la neige et des avalanches.
1. Simulation « fluide »
Points de calcul fixes dans l’espace
Vitesse sur la grille fixe. Le fluide (->) passe à travers la grille et on regarde ce qui rentre et ce qui sort. On ne regarde pas le mouvement individuel de chaque particule.
2. Simulation « solide »
Points de calcul attachés au solide
Vitesse sur le solide. On regarde le mouvement individuel de chaque particule.
3. MPM hybride « solide-fluide »
Les particules « stockent » l’information sur le mouvement et permettent de suivre le matériau dans l’espace et le temps.
Interview : Olivia Bergamaschi