En 1927, le guide Ravanel-le-Rouge et l’abbé Vuarnet hissaient une statue de la Vierge au sommet du Grépon, dans le massif du Mont-Blanc. Presque 100 ans plus tard, les alpinistes Lucien Boucansaud et Guillaume Pierrel se sont lancés à son assaut, ainsi qu’à celui des six autres sommets du massif protégés par les madones. Un enchainement inédit qui donnera prochainement lieu à un documentaire.
Un Enchainement inédit entre Montagne et Spiritualité
D’elles, on ne sait pas grand-chose. Comment elles ont été hissées jusque là-haut, quand, par qui et pourquoi. On suppose, on devine, on imagine… : des expéditions amorcées dans la nuit ; des processions unissant hommes d’Église, guides et natifs de la vallée ; des cordées au matériel d’antan ; des caravanes de dizaines de grimpeurs sur les lignes de crêtes... C’est qu’il en fallait des bras, des muscles, du souffle pour porter à ces altitudes des statues pesant plus de 10 kilos et pouvant dépasser le mètre soixante. Il en fallait de la foi. Et peut-être aussi un peu d’orgueil - celui qui pousse à conquérir les montagnes – contrebalancé par l’humilité de qui s’y est déjà frotté et sait la dimension spirituelle que les hauteurs recèlent. Alors on s’en remet à « elles », comme une preuve de conquête, mais aussi une allégeance à plus grand que soi.
« Elles » ce sont les madones du Massif du Mont-Blanc, ces statues de la Vierge perchées sur les sommets, le regard toujours tourné vers la vallée dans une prière protectrice. Et c’est sur la trace de leur histoire que les guides et alpinistes Lucien Boucansaud et Guillaume Pierrel se sont lancés en réalisant l’enchainement inédit des 7 sommets où elles se trouvent. Que des cimes mythiques : l'aiguille Noire de Peuterey (3 773 mètres), la Tour Ronde (3 798 m), la dent du Géant (seul 4 000 de l’enchaînement), le mont Dolent (3 823m), le petit clocher du Portalet (2 985m), les Drus (3 754m) et enfin, le Grépon (3 482m). « Là où se trouve la préférée de mes madones », confie Lucien, à l’origine du projet. Un enchainement réalisé sur un tempo chrono : le 6 juin 2023, ils partent de l’église de Courmayeur, le 17 ils arrivent sur le parvis de celle de Chamonix. D’une église à l’autre, pour le symbole plus que pour la foi – « Nous ne sommes pas chrétiens pratiquants », préviennent-ils, tout en expliquant que grimper jusqu’à un sommet où se trouve une Vierge offre « quelque chose, en plus dans l’ascension, une rencontre spirituelle difficile à raconter. »
C’est qu’il en fallait des bras, des muscles, du souffle pour porter à ces altitudes des statues pesant plus de 10 kilos et pouvant dépasser le mètre soixante
PARTIR LÉGER POUR ÊTRE PLUS RAPIDE
Au total, les deux hommes et l’équipe de tournage qui les accompagnait (composée de Laurent Jamet, Stéphane Guigné et Mathurin Vauthier) auront traversé 3 pays, parcouru 130 kilomètres et réalisé 16 000 mètres de dénivelé positif. À pied, en crampons, à skis, en voile, à vélo. « Guillaume et moi voulions nous confronter à un effort plus long que ce qu’on a l’habitude de vivre habituellement dans ce massif, explique Lucien. Comme un voyage. On est partis dix jours et on a bien déconnecté avec le monde, obnubilés par notre passion et focus sur ce qu’on sait faire : l’alpinisme. ».
La pratique de l’enchainement implique une cadence bien particulière, une rythmique à part. Celle que Guillaume et Lucien ont scandée a ceci de particulier que le périple était conditionné par des retours quasi systématiques dans la vallée. « Rester dix jours en montagne toutes les nuits c’est quelque chose de complexe sur le plan logistique. Et puis c’est comme ça qu’on grimpe, c’est le style d’alpinisme moderne qu’on aime : partir léger pour être plus rapide », explique Guillaume.
Dormir « en bas » pour repartir chaque jour de la vallée est à la fois un confort qui permet de reprendre de l’énergie et d’adapter le matériel, mais aussi une contrainte, une façon de rallonger le parcours et d’encaisser plus de dénivelés. Dénivelé qu’ils « attaquent » de multiples façons. « On est partis avec tout ce qu’on adore faire :
trail, skis, ski de rando, parapente… Le paralpinisme, ça permet d’accéder ou de s’extraire d’endroits complètement improbables. Et puis… c’est aussi une solution pour garder les genoux en état », plaisante Guillaume. Ils ont même poussé la symbolique de la cordée jusqu’à remonter le Val Ferret en… tandem.
c’est comme ça qu’on grimpe, c’est le style d’alpinisme moderne qu’on aime : partir léger pour être plus rapide
DE L’IMPORTANCE DE LA CORDÉE
À les entendre, le côté ludique du périple ferait presque oublier au néophyte les enjeux et les dangers. Or, il y en a bien sûr. Celui du timing d’abord : les ¾ des courses en question se réalisent habituellement sur deux jours là où les deux hommes ont en moyenne mis une dizaine d’heures. Celui des conditions ensuite : le mois de juin, a priori le meilleur pour réaliser l’enchainement, était cette année particulièrement enneigé, ce qui leur aura parfois créé des difficultés supplémentaires. « Et puis ces courses ont beau avoir été ouvertes il y a des décennies, c’est toujours un challenge d’être les premiers de la saison à y retourner. Les relais ne sont pas déneigés et chaque année, l’itinéraire bouge un peu ». En l’occurrence, ils ont fait « la réouverture » des Drus, du Grepon et du Peuterey. « L’ascension de celle-ci, par son arrête sud n’a pas été facile, on a dû casser de la glace pour poser les pieds », explique Guillaume. Et Lucien d’enchaîner sur la descente par l’aiguille nord, elle aussi compliquée, « il n’en aurait pas fallu beaucoup plus pour qu’on fasse demi-tour. On était tard en journée, il y avait beaucoup de neige… C’était un nœud décisionnel assez important. »
On est partis avec tout ce qu’on adore faire : trail, skis, ski de rando, parapente…
Et c’est là qu’on mesure toute l’importance d’une cordée, d’un binôme. Guides à Chamonix, les deux hommes se réalisent chacun de leur côté, affichant l’un et l’autre un beau parcours et des performances, mais ils semblent s’être « trouvés. » Ils se rencontrent en 2018, sur l’arrête de l’Innominata, en face sud du Mont-Blanc. « J’y étais avec un copain, on n’était pas très rapide et on voit arriver Lucien au pas de course. J’ai aimé cette façon de faire de la montagne », raconte Guillaume. « On a la même éthique, la même pratique de l’alpinisme, ajoute Lucien. Et on commence à se connaître, on sent quand l’autre a besoin d’être relayé. » En les écoutant, on pense à ces mots d’Etienne Klein, pour qui « la cordée est le symbole de l’interaction entre deux personnes : chacune est responsable de l’autre. C’est une relation parfaitement symétrique, même si on parle de premier de cordée. ». Et on songe que, définitivement, la montagne est aussi une histoire de dialogue.
UN DIALOGUE AVEC LES ANCIENS
En se lançant dans cet enchaînement, Guillaume et Lucien en ont noué un avec leurs aînés disparus. « Qu’est-ce qui reste des anciens ? Qu’est-ce qu'il reste, par exemple, de Ravanel le rouge ?, interpelle Guillaume. Leurs maisons ont certainement été rasées par les promoteurs qui en ont fait des appartements de luxe. En fait, il reste ces petites madones, mais on ne sait rien d’elles. Personne, ni à la compagnie des guides ni à la paroisse de Chamonix, ne pouvait nous renseigner ! ». Dès lors, en amont de l’expédition, ils partent sur la trace de celles qui sont bien plus que des statues, « le symbole du mouvement de spiritualisation des montagnes comme hauts lieux de l’élévation de l’âme et de la pensée », selon les mots du sociologue et grimpeur Jean-Olivier Majastre. De Catherine Destivelle à Etienne Klein en passant par le gardien du refuge Torino (Courmayeur) ou par Justin Marquis, guide valaisan qui avait monté avec son père la statue du Petit clocher du Portalet en 2013 et qui les accompagnera dans cette ascension, Guillaume et Lucien vont de rencontre en rencontre. « On s’est dit qu’il fallait raconter tout ça, raconter l’histoire de ces madones ».
C’est que guides et amoureux de la montagne, les deux hommes sont clairement des « passeurs », que ce soit en menant des clients au sommet, en réalisant des films pour Guillaume (« O’Parizad », sur son ascension du Gasherbrum II (8 035m)) ou en faisant le « storytelling » inspirant de leurs expéditions sur les réseaux sociaux. C’est donc tout naturellement qu’ils ont décidé de faire de celle des madones un documentaire, actuellement en cours de montage. Plus que la performance, Guillaume et Lucien ont ainsi incarné leur enchainement dans quelque chose qui les dépasse et qui s’inscrit dans le temps : un récit dans le récit.