Publié le 15 juin 2020
Guillaume Martin, le grimpeur-penseur
Crédit photo : Pauline Ballet

Guillaume Martin, le grimpeur-penseur

Je pédale donc je suis
VTT CYCLISME
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Cyclisme, Interview

« Je pense donc je sue ». Ou peut-être : « Je pédale donc je suis ». Voici ce que Guillaume Martin, 26 ans, 12ème du Tour de France 2019 et nouveau leader de l’équipe française Cofidis, a certainement retenu du célèbre cogito de Descartes. Des cartes, le grimpeur d’origine normande en a d’ailleurs plein les mains. Et que des atouts. Penseur diplômé, auteur à succès mais surtout cycliste talentueux, Guillaume Martin aime autant le vélo que la philosophie. Et d’un amour qui rien n’a de platonique. Prouvant ainsi qu’avec une Grande Boucle, il est possible de rabibocher le Corps et l’Esprit.

 

Entretien hors-catégorie avec celui qui d’un ouvrage entre frisson, fiction et réflexion ose assoir Socrate et Aristote sur une bicyclette.

Cuisine, Kairos et Machiavel

Crédit photo : Pauline Ballet

Dans le jargon populaire, on nous recommande souvent d’ « appréhender les choses avec philosophie ». En ce sens, ta maitrise de la philosophie a aidé le cycliste féru de grands espaces qui sommeille en toi à traverser ce printemps morose avec sérénité ?

Ma position est ambiguë par rapport à cela… Certes la philosophie a des utilités dans la vie pratique, sinon cela ne servirait à rien de l’étudier, mais il ne s’agit pas d’un livre de cuisine qu’il convient d’ouvrir pour appliquer une recette, enchainer scrupuleusement les étapes, mélanger les bons ingrédients et obtenir un résultat satisfaisant. La réalité est bien plus complexe. Même s’il ne fait aucun doute que la philosophie comme manière d’observer le monde avec une certaine distance permet de prendre du recul et relativiser.

D’ailleurs, à cet égard, la pensée d’Épicure peut aider ! Il distingue ce qui dépend de nous de ce qui nous dépasse. En tant que sportif de haut-niveau, j’ai donc tâché d’être consciencieux, dans la mesure du possible, avec ces éléments qui dépendaient de moi seul.

Cette capacité d’adaptation qui définit souvent les athlètes de haut-niveau trouve-t-elle un écho dans la pensée de certains philosophes ?

Oui ! Deux auteurs me viennent spontanément à l’esprit. Le premier est Aristote et son concept de Kairos. Il définit le Kairos comme cette capacité à saisir le moment opportun, à faire les choses justes en temps et en heure. Et pour cela, tout réside dans l’art de trouver un équilibre entre le « trop » et le « trop peu ». Le second est Machiavel, dans son ouvrage « Le Prince ». Pour lui, la force d’un bon « Prince », de celui qui détient le pouvoir de gouverner, c’est de faire oeuvre de Virtu, de prendre les bonnes décisions et ce malgré la Fortuna, c’est à dire les aléas, le hasard et le contexte d’incertitude. En tant qu’athlète, je sortirais grandi de cette période si je me rapproche de ces idéaux théoriques.

Hérédité, diplôme et métier

Quelle passion t’es venue en premier : le vélo ou la philosophie ?

Question compliquée… À partir de quel âge peut-on considérer que l’on fait de la philosophie ? Selon moi, tous les enfants sont philosophes de par leur capacité d’étonnement. Cependant, ils ne la pratiquent pas consciemment. Le vélo lui est plus palpable. À 5 ans, lorsque je suis monté sur mon premier tricycle, cela m’a de suite beaucoup plu. Donc, concrètement, en tant que discipline, j’ai découvert le vélo avec ma première licence à l’âge de 13 ans et la philosophie, un peu plus tard, lorsque je préparais mon baccalauréat.

Comment ces deux passions ont émergé ? Il y a une notion de filiation, de transmission familiale ?

Il y a forcément une petite ascendance familiale puisque mon père avait fait du vélo étant jeune et mes parents ont toujours lu. Mais au-delà de cette hérédité, je dirais que l’instinct de compétition et cet intérêt pour la philosophie sont en grande partie nés de mes découvertes propres.

Durant tes études universitaires, qui coïncident avec tes débuts dans le monde cycliste professionnel, y-a-t-il un moment où il est devenu compliqué de concilier ces deux activités ?

Effectivement, on me prédisait que cela allait être trop dur et qu’arriverait fatalement un moment où je devrais faire un choix. Finalement, celui-ci ne s’est jamais présenté ! Il y a eu des périodes très intenses mais j’ai vécu les choses assez naturellement, je les ai prises comme elles venaient et c’est passé…

Aujourd’hui, comment s’imbriquent le vélo et la philosophie dans ton quotidien ? Considères-tu les deux comme un métier à part entière ?

Non, mon métier c’est cycliste ! Car c’est de là que je tire la majorité de mes revenus et c’est l’activité à laquelle je consacre la majeure partie de mon temps. Une carrière professionnelle est éphémère et dure rarement au-delà de 35 ans. Il faut en profiter ! Ensuite, j’aurais tout le loisir d’approfondir plus amplement la philosophie.

Si le cyclisme est ton métier, comment qualifierais-tu la philosophie ?

C’est plus qu’un passe-temps, c’est certain. C’est plus qu’un plaisir également. C’est assez difficile de trouver un terme adéquat… Je dirais que c’est une démarche, un état d’esprit. Une recherche qui m’accompagne au quotidien.

Instinct, instant et Zarathoustra

Est ce qu’il existe des synergies entre la philosophie et le vélo ? L’un te rend-il plus performant ou clairvoyant dans l’autre ? Se servent-ils réciproquement ?

Disons que le vélo est un sport individuel et d’endurance qui peut t’offrir de longs moments d’introspection et de réflexion, notamment lors des sorties longues. C’est aussi une pratique qui exacerbe les sensations et te fait expérimenter un vaste panel d’émotions. Réciproquement, tu ne fais pas un master de philosophie sans que cela te transforme… Certainement que je suis plus rationnel dans mon approche de la compétition. Cela me permet de mieux analyser certaines situations sur le vélo et de prendre les choses avec plus de recul…

Après, je n’ai pas envie de trop forcer le lien qui existe entre ces deux disciplines. Elles sont très différentes et dans une certaine mesure, j’essaye de les maintenir séparées.

Crédit photo : Pauline Ballet

La philosophie t’offre cette capacité à rationnaliser, qui est une force pour le vélo. Mais as-tu déjà vécu cette tendance à intellectualiser comme une faiblesse, dans un monde, le sport, où l’on fait souvent la part belle à l’intuition, à l’animalité ?

Oui ! Parfois, cette rationalisation s’est muée en défaut. J’en suis conscient. J’ai pu perdre en instinct et en réactivité ce que j’ai gagné en analyse. Donc aujourd’hui, en course, je me force à laisser parler le corps et les émotions ! Ceci pour réagir dans l’instant. Car au moment de lancer un sprint ou de répondre à une attaque, tu n’as pas le temps d’analyser. Il faut sentir les choses et pour cela, à ce moment précis, l’approche rationnelle doit se taire.

Existe-t-il une philosophie du vélo ? Et le cas échéant, quels en seraient les éléments fondamentaux ?

Je suis assez critique envers ces philosophes déconnectés du monde déployant un vocabulaire abondant de néologisme qui fait que personne ne peut les comprendre hormis un microcosme d’intellectuels spécialistes. À l’inverse, la philosophie du vélo se veut beaucoup plus naturelle et limpide. Elle aurait pour but de reconnecter l’esprit au corps. En ce sens, faire du vélo peut apparaître comme une démarche philosophique : c’est revendiquer l’intelligence du corps.

Ton mémoire de master est intitulé « Le sport moderne : une mise en application de la philosophie nietzschéenne ? ». En quelques mots, quels sont les concepts de Nietzsche que l’on retrouve de façon exacerbée dans le sport contemporain ?

Tout d’abord, il y a une connivence temporelle puisque Nietzsche est un penseur de la fin du XIXème siècle, période qui coïncide avec la naissance du sport moderne. Ensuite, plus que des concepts, ce sont des citations qui m’ont incité à faire le rapprochement…

Quelles sont ces citations ?

La première, c’est : « Je ne vous conseille pas la paix mais la victoire ». Une maxime qui s’érige comme le penchant pragmatique de la beaucoup plus célèbre et angélique citation de Pierre de Coubertin : « L’important, c’est de participer ! ». La seconde, c’est : « Dieu est mort, Dieu est mort ! Quelle nouvelle cérémonie expiatoire, quels nouveaux jeux sacrés nous faudra-t-il inventer ? ». Pour ma part, j’ai tout de suite fait le rapprochement avec les Jeux Olympiques. Cet événement donnant naissance à ce sport moderne qui s’avance petit à petit comme une nouvelle forme de religion.

Pourquoi on oppose aussi souvent la tête et les jambes ? Pourquoi, dans l’inconscient collectif, un sportif ne peut rallier les deux ?

Il y a une source historique à cette opposition entre le corps et l’esprit. Déjà, durant l’Antiquité, Aristote séparait l’intelligible, là où réside les idées éternelles, du sensible, plutôt basé sur le ressenti. Quelques siècles plus tard, Descartes finit d’entériner cette distinction en affirmant que l’Homme est composé de deux substances : l’une pensante et l’autre matérielle, dite « étendue ». Et comme l’Homme ne vient pas de nulle part, qu’il grandit avec une culture, ces pensées ont perduré, elles ont évolué et se sont parfois transformées en préjugés dans nos sociétés contemporaines… Après, cette vision un peu dégradante du sportif qui n’est défini que par son corps et non par son esprit a tendance à s’atténuer. Aujourd’hui, on conçoit plus naturellement qu’un athlète puisse concilier les deux : corps et esprit !

Comment ton livre a été reçu dans le monde du cyclisme ? Sens-tu que tu portes un peu l’étiquette de « l’intellectuel » dans le peloton ?

Non, je n’ai pas cette impression… Car il ne faut pas croire que je parle de philosophie à chaque briefing de course ou à chaque diner d’équipe ! Je suis un coureur tout à fait normal, qui pratique la philosophie sans s’en cacher mais sans le revendiquer non plus. J’essaye de cloisonner les choses. Concernant mon livre, j’ai reçu quelques retours enthousiastes qui m’ont félicité de vouloir changer cette image que l’on peut accoler aux cyclistes. Cela m’enjoint à continuer dans cette direction…

Leadership, ombre et stratègie

Après 3 ans chez Wanty-Groupe Gobert, une équipe belge, tu viens de signer en tant que leader chez Cofidis, l’une des plus grosses écuries françaises. Comment appréhendes-tu ce changement de statut et la saison 2020 qui débutera pleinement à partir du mois d’août ?

Justement, je ne l’appréhende pas trop. J’essaye de prendre les choses au jour le jour ! Je sors d’une saison 2019 qui s’est plutôt bien passée, tout comme le début de l’année 2020, grâce à une intégration réussie dans ma nouvelle équipe. Cela m’offre un peu de confiance. Donc hormis ce gros feu rouge qu’est le confinement, tous les voyants semblent au vert…

Tu seras l’atout numéro 1 de ton équipe sur la Grande Boucle. Quelles sont selon toi les qualités qui font un bon « leader » sur le Tour de France ?

La chose la plus importante selon moi, c’est de ne pas chercher à imiter un autre leader : il faut trouver sa manière à soi d’être un leader. Certains le sont plus facilement par le discours, d’autres par les actes. Pour ma part, je sais prendre la parole, mais je ne le fais pas de façon systématique. Je préfère être un leader par l’exemple, dans l’attitude : s’investir à fond dans mon métier et donner toutes les chances à mon équipe de voir le travail collectif aboutir. Aussi, la deuxième chose primordiale, c’est la reconnaissance envers ses équipiers : un « merci » pour exprimer toute sa gratitude, un simple regard qui peut en dire long… Le leader doit enfin valoriser le travail de l’ombre de ses compagnons. Ils sont les parents pauvres du cyclisme. Ceux qui signent en dernier leur contrat, pour les sommes les plus modestes. Notre rôle est alors de faire remonter l’information au staff et aux médias pour souligner combien ils sont indispensables.

Ce nouveau statut, c’est un challenge qui te plait ou que tu redoutes car t’amenant au-devant d’une certaine pression ?

Non, cela me plait ! La pression, c’est quelque chose que je recherche, qui me galvanise en quelque sorte. C’est l’une des raisons qui m’a poussé à devenir le leader d’une équipe française.

Notre dernière question est plus farfelue. Tous siècles et Écoles de pensée confondus, quel philosophe aurait été ton plus sérieux concurrent pour le Maillot Jaune sur le Tour de France ?

Difficile de répondre sans dévoiler l’issue de mon livre (sourire) ! Selon moi, il faut repartir de l’origine de la philosophie et à cet égard, Socrate demeurera à jamais le maître, le premier… Ici on fabule, on se situe dans la fiction, mais Socrate incarnait ce leader qui n’avait pas besoin de rédiger de longs discours pour être charismatique. Il n’a jamais rien écrit et transmettais son enseignement à l’oral, en impliquant par quelques mots ses interlocuteurs et donc potentiellement ses coéquipiers. Enfin, il avait ce côté stratège, toujours avec un coup d’avance et ça, c’est indispensable pour performer sur les trois semaines du Tour !

 

 

 

Baptiste Chassagne

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