Pour célébrer ses 200 ans, la Compagnie des Guides de Chamonix a multiplié les initiatives subtiles et originales. On pourrait même dire qu’elle a fait verser ces festivités dans l’utile plutôt que l’agréable. En effet, pour son bicentenaire, l’illustre institution a relié les deux sommets les plus symboliques de l’Hexagone et rallié à vélo le point culminant des montagnes, le Mont-Blanc, au centre névralgique des décisions, au pied de la Tour-Eiffel, l’Assemblée nationale. Ceci afin de livrer un livret du changement climatique et délivrer un message fort de sensibilisation à ce réchauffement inéluctable qui menace les Alpes. Daniel Rodrigues, accompagnateur en montagne, écologue, photographe animalier et directeur de la SAS Compagnie des guides, était de toutes les étapes, de Chamonix à Paris. Il est également de toutes les batailles. Récit.
LES 200 ANS D’UN MÉTIER :
Fêter ses 200 ans pour une Compagnie des Guides cela représente quoi ? Qu’est-ce-qui a changé en 2 siècles ? Et qu’est-ce qui n’a pas changé ?
« D’une certaine manière, la pérennité sous-entendue par le fait de souffler sa 200ème bougie traduit la légitimité de la Compagnie dans l’univers de la montagne. Quelque chose qui vit et grandit depuis 200 ans, c’est forcément quelque chose d’utile et fiable. Le jour J de l’anniversaire, nous étions en petit comité, c’était très solennel et puissant. Tout le reste de l’année, nous avons mené des opérations plus médiatiques pour faire rayonner l’institution et ses valeurs. Des valeurs qui n’ont jamais changées. Là réside la continuité avec 1821. Dans la mission authentique et fondamentale du guide : accompagner les gens en montagne et faire en sorte qu’ils y passent un bon moment. A contrario, ce qui a évolué, ce sont les conditions d’accès aux sommets : à la fois facilitées par les remontées mécaniques, mais rendues plus difficiles par les changements climatiques. Les activités se sont également diversifiées : la vocation du guide ne se limite plus à l’alpinisme et à la haute-montagne. Les accompagnateurs de moyenne montagne (AMM) et les brevets d’état liés au canyoning ou à l’escalade ont aussi fait leur apparition. »
Des valeurs qui n’ont jamais changées. Là réside la continuité avec 1821 !
DU MONT-BLANC À LA TOUR-EIFFEL, EN VÉLO :
D’où vous est venue cette idée un peu folle de rallier à bicyclette les deux sommets les plus symboliques de France ? Quelle symbolique, quelles difficultés et quels apprentissages derrière cette aventure ?
« Très rapidement, dès 2018, la volonté de faire de cet anniversaire une opportunité ‘utile’ à travers la rédaction d’un livret pour sensibiliser les politiques au réchauffement climatique s’est imposée. Et naturellement, l’idée un peu folle de l’amener à la force des jambes jusqu’à l’Assemblée nationale a émergé. Honnêtement, moi qui ai réalisé l’ensemble de l’itinéraire à vélo, je peux témoigner du fait qu’il ne s’agissait pas non plus d’une incroyable prouesse physique dans la mesure où nous sommes entrainés et que les distances demeuraient raisonnables. Je crois que l’étape la plus longue que nous ayons accompli en une journée fut de 140 km. Plus que le corps, c’est mon esprit qui a été marqué de façon indélébile par ce voyage. En 6 jours de trip, j’ai l’impression de m’être baladé sur cette formidable mosaïque de paysages qu’est notre pays. Comme parcourir une fresque naturelle, en partant de la montagne pour traverser la campagne, les zones périurbaines et finalement arriver à la ville. Le canal de Bourgogne m’a fasciné et ému. D’une part, il est absolument magnifique, mais de l’autre, il témoigne de l’ampleur de l’impact que l’homme peut avoir sur son environnement et les chantiers titanesques qu’il y mène pour le modifier. »
en 6 jours de trip, j’ai l’impression de m’être baladé sur cette formidable mosaïque de paysages qu’est notre pays.
LA FRUSTRATION PARISIENNE :
Comment s’est déroulée votre arrivée à Paris ? Avez-vous eu l’impression d’être entendus par l’Assemblée nationale ou au contraire, déconnectés, comme des montagnards à la ville, comme deux mondes qui se rencontrent et ne se comprennent pas ?
« De base, nous sommes arrivés avec une certaine forme de frustration à Paris, puisque nous avons appris seulement quelques jours avant que nous ne pourrions ‘grimper’ au sens littéral du terme la Tour Eiffel, comme prévu depuis le début, car des travaux de peinture nous en empêcheraient… En l’absence de ce temps-fort, plusieurs médias nous ont lâchés, car avant tout attirés par l’aspect « buzz » de cette prouesse. Ensuite, à l’Assemblée, pour être tout à fait franc, on a eu l’impression d’être écouté mais pas entendu. J’étais très positif et enthousiaste avant de rentrer dans l’hémicycle, pourtant j’en suis ressorti déçu, avec cette sensation désagréable que nos politiques faisaient leur propre bilan plutôt que de se projeter dans les réformes d’avenir nécessaires. J’imagine combien il doit être difficile de prendre des décisions d’une telle ampleur, mais clairement, aujourd’hui, ce qui est mis en place n’est pas assez percutant. Les initiatives ne vont pas assez vite. Et pas assez loin. Il est urgent de prendre le taureau par les cornes ! »
À l’Assemblée, pour être tout à fait franc, on a eu l’impression d’être écouté mais pas entendu.
LA SENTINELLE DES CIMES :
En quoi la Compagnie des Guides est la plus légitime pour endosser ce rôle d’éclaireur, de vigilance ? Le guide est-il la sentinelle des cimes ?
« Le guide, évidemment, est la sentinelle des cimes. C’est lui qui, chaque jour, ou presque, se trouve là-haut. Qui d’autre que meilleur témoin de ce changement que celui qui y est quotidiennement ? Dans la définition de son métier, le guide est également un éducateur sportif. Il en va de sa mission d’accomplir cette action pédagogique, ce discours d’éducation pour sensibiliser et alerter ses clients. Si la Compagnie ne met pas les premières pierres sur le chemin de la prise de conscience, qui d’autre ? »
Si la Compagnie ne met pas les premières pierres sur le chemin de la prise de conscience, qui d’autre ?
MONTAGNE 1821 VS MONTAGNE 2021
Dans ce livret, quelles sont les principales évolutions liées au climat et aux milieux naturels que vous avez observé entre la création de la Compagnie et son 200ème anniversaire ?
« Pour commencer, il faut savoir que nous avons pris 2°C par rapport à l’ère industrielle. Ce qui équivaut à 400m d’élévation altitudinale. Par exemple, la forêt qui se maintenait aux alentours de 2000 m d’altitude en face Sud du massif du Mont-Blanc va désormais grimper jusqu’à 2400 m. En somme, pour être clair, ce qui se passait à une certaine altitude opère maintenant 400 m plus haut. Les milieux naturels et leurs espèces suivent les températures pour tenter de survivre. Bientôt, on constatera l’apparition d’habitats naturels de type méditerranéen en fond de vallée du Mont-Blanc… Cette montée des végétaux et des pelouses alpines ainsi que la fonte des neiges éternelles modifient tout notre imaginaire de la haute-montagne. Ce réchauffement accentue les phénomènes d’écroulement et provoque la fonte du permafrost, le terme géologique désignant un sol dont la température se maintient en dessous de 0°C pendant plus de deux ans consécutifs. La montagne devient plus verte, moins blanche. Et c’est un risque majeur de par le cercle vicieux que cela amorce : la neige, par ses propriétés réfléchissantes, renvoie la lumière et donc la chaleur qui ne se stabilise pas. Là, moins il y a de neige, plus les sols se réchauffent… Ce qui est le plus dramatique, c’est l’accélération, presque une fuite en avant, des conséquences du réchauffement. C’est un problème qui s’auto-intensifie ! »
L’HORIZON 2050
À quoi ressemblera le massif du Mont-Blanc et plus globalement la montagne dans 50 ans ?
« La première conséquence de ce réchauffement, c’est la baisse de l’enneigement. En 2050, nous perdrons en moyenne un mois d’enneigement à 1500 m d’altitude. Les précipitations sous forme solide seront de plus en plus en rares, remplacées par la version liquide, or, comme on ne peut skier sur l’eau, il est illusoire d’envisager pratiquer cette activité en moyenne montagne en 2050 ! Aussi, les températures estivales seront beaucoup plus élevées : nous passerons de 5 à 10 jours de canicule par saison à près de 30. Autant dire que l’on vivra la moitié de l’été dans des conditions de chaleur épouvantables. Enfin, les courses légendaires d’alpinisme glisseront sur les ailes de saison au sens où l’on ne pourra plus s’y aventurer en plein été, la faute à des conditions trop dangereuses et au risque d’éboulement trop important. Il faudra s’y rendre en printemps ou à l’automne… »
un tourisme en adéquation avec les conditions de montagne, rythmé par la nature et non par le calendrier des vacances.
LES PROPOSITIONS
Le discours semble très fataliste, mais quelles propositions concrètes avez-vous fait pour avancer dans le bon sens ? Que peut-on mettre en place pour ralentir au mieux et dès à présent ce réchauffement inéluctable ?
« Déjà, le principal objectif réside dans le fait de développer un tourisme qui soit en adéquation avec les conditions de montagne, rythmé par la nature et non par le calendrier des vacances scolaires. En réalisant un glissement des activités vers les saisons où les pratiquer parait le plus pertinent et le moins impactant. Il faut donc que les initiatives politiques accompagnent le tissu économique local en ce sens… Ensuite, il s’agit de travailler sur la plus importante cause de pollution : les transports. Aujourd’hui, l’accès TGV le plus proche de la vallée se situe à plus d’1h15 de train, à Bellegarde… L’offre de transports en commun pour arriver dans nos massifs est très limitée. Enfin, chacun de nous peut accomplir sa part de colibri. Pour nous, professionnels de la montagne, cela passe par le fait de valoriser l’expérience plutôt que l’objectif auprès de nos clients. Rien ne sert d’aller cocher un 4000 m à l’autre bout des Alpes, si l’on est capable de délivrer la même magie à côté de la maison. Se rendre au départ des courses en vélo ainsi que l’utilisation de textile un minimum écoresponsable me semble indispensable. Le discours que l’on tient aux passionnés que l’on accompagne est également primordial. J’aime amener mes groupes au Montenvers, au-dessus de la Mer de Glace, car c’est là où notre rôle pédagogique prend tout son sens : les conséquences délétères du réchauffement climatique y sont particulièrement palpables et indéniables… »
Texte par Baptiste Chassagne
Compagnie des Guides