Publié le 28 juin 2024
Courir jusqu'à halluciner, quand la privation de sommeil vient tout bousculer dans nos cerveaux
Crédit photo : © MKSport
Reportage

Courir jusqu'à halluciner, quand la privation de sommeil vient tout bousculer dans nos cerveaux

Défis physiques et mentaux des ultratrails
TRAIL RUNNING
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Running

Les ultratrails sont des défis constants, des défis de résilience et de dépassement de soi, des défis tant pour le corps que pour l’esprit. Ces courses qui peuvent durer plusieurs jours et nuits présentent un des défis majeurs pour le corps humain, la privation de sommeil, avec des conséquences étonnantes, inquiétantes, voire effrayantes.

56% des coureurs et coureuses interrogé.e.s disaient avoir vécu une hallucination

CONSÉQUENCES DE LA PRIVATION DE SOMMEIL

Le manque de sommeil pourra fréquemment entraîner des hallucinations, c'est-à-dire des perceptions sensorielles en l'absence de stimulus externe ou en travestissant ces stimuli. Ces hallucinations, plus ou moins intenses, peuvent être visuelles, auditives, ou même tactiles, et sont généralement plus fréquentes chez les coureurs et coureuses qui s'engagent dans un ultratrail entraînant un fort déficit de sommeil même si une nuit dehors peut suffire pour apercevoir les premiers effets. En 2015, une enquête sur les troubles hallucinatoires menée sur 48 des 1632 participant.e.s de l’UTMB, ayant couru leur ultra entre 31H et 40H, indiquait que 56% des coureurs et coureuses interrogé.e.s disaient avoir vécu une hallucination.

une nuit dehors peut suffire pour apercevoir les premiers effets

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LA NUIT : UN FACTEUR MAJEUR

La nuit, et par conséquent la privation de sommeil, seront les premiers et principaux facteurs d’hallucinations en ultratrail. Ainsi, si certain.e.s attendent la nuit avec sérénité, avec l’envie de s’enfoncer dans l’obscurité de la nature, d’autres redoutent un peu plus ce moment et ses pièges. C’est le cas d’Aurélien Sanchez, finisseur de la Barkley et grand connaisseur des courses nécessitant de passer plusieurs nuits dehors : “J’avoue que j’apprécie le moment du coucher du soleil avec les paysages que cela nous offre, mais la nuit c’est plutôt quelque chose que je redoute avec la question lancinante de savoir si je vais être rattrapé par le sommeil. 

On va dire qu’il me tarde que le soleil se lève.” Quand le sommeil rattrape l’athlète, c’est d’une part mauvais signe pour ses performances et d’autre part, le pas de la porte vers le monde des hallucinations. Sébastien Raichon, double vainqueur du Tor des glaciers et premier finisseur de la Terminorum, nous racontait : “Moi c’est toujours des petites hallucinations, elles sont rigolotes. C’est des cailloux ou des souches qui prennent forme humaine. C’est sympa, c’est comme si j’avais envie de voir un peu du monde. Il y a des fois où je voyais des gens partout qui m’attendaient pour m’encourager, mais en fait non… Je commence à avoir l’habitude, des fois je me dis : ‘regarde là-bas il y a du monde’, mais à mon avis ce n’est pas vrai, vu qu’il est quatre heures du matin et qu’on est en pleine Chartreuse”.

Si je m'en rends compte, je sais que c'est l'heure de faire une sieste

TÉMOIGNAGES DES COUREURS

Du côté de Luca Papi, ultra-ultratraileur, les hallucinations prennent surtout des formes d’illusions d’optique : “Lors du Tor des Géants 2015, j’étais dans la quatrième nuit de course, avec 1h30 de sommeil les nuits précédentes, vraiment fatigué j’ai commencé à voir des poissons dans les arbres ; les cailloux dans le brouillard étaient des refuges… Dans les villages je voyais ma copine alors qu’elle n’était pas là”. Pour Aurélien Sanchez les délires de son cerveau lui en font voir des belles : “Parfois j’entends ou je vois des choses absurdes. Une nuit, ce sont mes pieds qui me parlaient, une fois ce sont les montagnes qui me parlaient…”

De son côté, Courtney Dauwalter témoignait il y a peu de sa toute première rencontre avec ce monde. “J’étais un peu effrayée”, se souvient-elle. Depuis, les hallucinations se sont multipliées et Courtney Dauwalter sait que ce n’est pas alarmant lorsqu’elles surgissent dans sa tête. “Maintenant, je pense à mes hallucinations comme à des amis que je me fais pendant les courses”, explique-t-elle. ”J’ai vu plein de trucs différents comme un léopard dans un hamac, un gars jouant du violoncelle, un cow-boy géant faisant tournoyer une corde…”. Pour Claire Bannwarth les hallucinations sont plus sages, l’ultratraileuse de talent nous racontait : “mes visions sont clairement plus sages que celles de Courtney qui voit des girafes ou des léopards, moi je vois des gens partout. Les rochers deviennent des personnes de dos, bâtons qui se transforment en être humain allongé par terre, je vois des visages dans les arbres etc. En fait, plus on avance dans les nuits blanches, plus je vois des gens partout. C’est souvent au bout de la deuxième ou troisième nuit de course que ça commence à apparaître”.

des cailloux ou des souches qui prennent forme humaine. C'est sympa, c'est comme si j'avais envie de voir un peu du monde

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QUELLES SIGNIFICATIONS ?

Si les hallucinations peuvent servir à passer le temps, elles sont aussi et surtout l’indicateur que le corps est en souffrance. “Les hallucinations arrivent un peu comme un élément qui me montre que mon corps à besoin de quelque chose. Je sais que quand ça arrive je dois m’alimenter, m’hydrater, prendre un peu de caféine, voire dormir.” nous partage Aurélien. Dans le même sens, Luca nous témoigne “Si je m’en rends compte, je sais que c’est l’heure de faire une sieste”. C’est bien cela le problème, comment réaliser que notre cerveau est en train d’halluciner ? En ultratrail, si hallucination il y a, elles correspondent à un état de fatigue aiguë et qui nécessite une pause, car si elles ne sont pas graves en tant que telles, elles illustrent un clair manque de vigilance pouvant être dramatique en montagne. 

Dans l’étude menée en 2015, sur l’échantillon étudié, la science nous confirmait que l’hallucination est le fruit de la nuit passée sans sommeil. Alors que le corps est habitué à avoir dormi, il doit continuer à produire un effort et c’est là que le cerveau divague. “L’hallucination survient, selon les auteurs, en moyenne au bout de 31,05 ± 5,20 h de course, vers 7h16 du matin” La privation de sommeil va, entre autres effets, perturber le cycle classique du cerveau avec notamment une accumulation de diverses substances dont l’adénosine, qui, en quantité, agit directement sur l’endormissement. C’est cette accumulation qui plonge dans un état second, un état de veille, une accumulation qui “se nettoie” avec une courte sieste. Tout cela est une nouvelle fois illustré par les trois auteurs de l’étude précitée qui a pu indiquer que 81% des coureurs et coureuses n’ayant pas d'hallucination ont effectué une sieste durant la course d’environ dix minutes.

J'ai vu plein de trucs différents comme un léopard dans un hamac

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HALLUCINATIONS OU ILLUSIONS D'OPTIQUE ?

Mais nous parlons d’hallucination alors qu’il s’agit souvent plus d’illusions d’optique. Ces illusions sont plus ou moins farfelues, confondre les cailloux sur le bord du chemin avec des refuges semble possible à chaque heure de la journée, voir des poissons dans les arbres ou discuter avec ses pieds qui parlent est, par contre, plus étonnant. Malgré tout ça, et comme le note Thomas Vennon, auteur des Hallucinés, le coureur d’ultratrail peut apercevoir ce monde étrange et fantastique, mais il en restera toujours à la porte, car il lui manque certains ingrédients clés : la solitude, l’éloignement, le froid, la faim, le stress, l’hypoxie, le danger et la mort.

le coureur ultratrail peut apercevoir ce monde étrange et fantastique, mais il en restera toujours à la porte

HALLUCINATIONS EXTRÊMES EN HAUTE ALTITUDE

Là-haut, seules, les conditions extrêmes entraînent des hallucinations bien plus extrêmes. Le seuil le plus élevé réside certainement dans l’apparition du “troisième homme”. Le phénomène du troisième homme est une expérience étrange et mystérieuse que certains alpinistes ont rapportée lors de leurs ascensions en haute altitude. C’est une apparition ou plutôt une visite ; une présence invisible, souvent décrite comme un compagnon ou un guide, qui accompagne l'alpiniste dans sa progression. De nombreux alpinistes ont rapporté des expériences similaires. Certaines décrivent le troisième homme comme une force bienveillante qui les aide à surmonter les obstacles et les difficultés, tandis que d'autres le perçoivent comme une présence plus sombre et menaçante. Les hallucinations, c'est aussi cet état de rêve éveillé. Un demi-endormissement qui a poussé, par exemple, Elisabeth Revol sur les pentes du Nanga Parbat et dans une situation dramatique, à échanger un bol de thé chaud apporté par des personnes venues de nulle part contre sa chaussure qu’une dame lui demandait.

une présence invisible, souvent décrite comme un compagnon ou un guide, qui accompagne l'alpiniste dans sa progression

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je me voyais au-dessus de moi-même, j'étais sortie de mon corps

ULTRATRAILEURS ET ALPINISTES

Mais, si en règle générale nous ne pouvons pas comparer les expériences des alpinistes avec celles que vivent les ultratraileurs et ultratraileuses, c’est sans compter sur le témoignage de Claire Bannwarth. “C’était après un très gros déficit de sommeil, j’étais sur le Colorado trail, j’avais fait 800 km en neuf jours et j’avais dormi onze heures sur la totalité du parcours et à la fin j’hallucinais tellement que je me voyais au-dessus de moi-même, j’étais sortie de mon corps. Je ne me rendais plus trop compte de ce qui m’arrivait, j’étais comme dans un jeu vidéo à guider un personnage sur le chemin. A ce moment-là je n’avais plus de douleur, je ne sentais plus rien ; je suis tombé mais je me suis relevée sans rien sentir. Je savais que j’hallucinais à mort, que tout ça n’était pas le monde réel.” Claire nous racontait qu’elle avait vécu la même expérience sur la Spinerace cette année, course de 420 km qu’elle a remporté après quatre jours sans dormir.

J'étais comme dans un jeu video à guider un personnage sur le chemin. À ce moment-là je n'avais plus de douleur, je ne sentais plus rien

UN PHÉNOMÈNE FASCINANT

Les hallucinations en ultratrail sont un phénomène fascinant, un peu angoissant et parfois alarmant sur l’état de fatigue de l’athlète qui les vit. Elles révèlent les limites du corps humain face à des conditions extrêmes et rappellent l’importance de l’écoute de soi, de la gestion de l’effort et du repos dans ces aventures hors normes. 

Texte de Paul Chiron

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