« Ceb », c’est son nom de scène. Le pseudonyme que Sébastien Debs revêt lorsqu’il entre en piste. L’identité qu’il enfile au même moment que sa tenue de combat. Lorsqu’il s’arme de concentration et s’apprête à déployer tout son talent : entre virtuosité technique, réactivité exceptionnelle et gestion de l’adrénaline. Pourtant, non, Ceb n’est pas pilote de rallye. Il est e-sportif professionnel. L’un des meilleurs du monde. Et s’il ne conduit pas de volant, c’est bien lui qui tient les manettes d’OG. Cette équipe européenne qui roule vers le succès à la vitesse d’une voiture de course.
7 minutes. Non, ce n’est pas le temps qu’il vous faudra pour lire l’ensemble de cet interview. Ni celui qui vous sera nécessaire pour appréhender l’ampleur désormais prise par l’e-sport. Non, en réalité, 7 minutes, 420 secondes, pas une de plus, c’est le temps qu’il a fallu aux 17 000 billets de la finale des Mondiaux de League of Legends, organisée à l’AccorHotels Arena de Paris le 10 novembre dernier, pour trouver preneurs. Un enthousiasme populaire à faire palir les sports plus traditionnels qui de leur côté peinent à garnir leurs tribunes. Une affluence qui en dit long sur la dynamique et l’aura qui portent le phénomène. En effet, en plus de s’inscrire dans l’ère du temps, l’e-sport emprunte au sport son professionnalisme, son exigence et son esprit de compétition, tout en revendiquant la dimension spectaculaire et la capacité de divertissement de l’Entertainment. Des ingrédients complémentaires qui, mijotés ensemble, servent la recette du succès.
Un succès fulgurant que Sébastien Debs, 27 ans, e-sportif professionnel désormais rock star de sa discipline, a vécu de l’intéeieur. Avant de connaître la consécration en août 2019, en remportant pour la deuxième fois consécutive l’International, le plus grand tournoi de DOTA 2, l’un des jeux vidéo les plus célèbres au monde, le gamer français à traversé nombre d’étapes et franchi nombre d’obstacles. Les étapes classiques qui parsèment la carrière d’un athlète de haut-niveau. Les obstacles inherents à un sport jeune, mais en quêe perpetuelle de progression et de reconnaissance.
UNE QUETE, UN RAS-LE-BOL PUIS LE GRAAL...
Te souviens-tu de la première fois que tu as joué à DOTA 2 ? Peut-on parler de coup de foudre immédiat pour le gaming et ce jeu en particulier ?
Oui, le souvenir est encore très présent. Je suis revenu en France, à Bordeaux, en 2006, après avoir passé une partie de mon enfance au Liban. En 2008, alors qu’on était chez lui, un copain de lycée se lance dans une partie de DOTA, auquel il jouait occasionnellement. Intrigué, je lui demande d’essayer. Tout de suite, ce jeu m’a plu par son aspect complet et complexe, à la fois stratégique et technique. Par contre, je ne dirais pas que ce fût un coup de foudre immédiat au sens où je ne me suis pas mis dans une quête d’excellence vis-à-vis de ce jeu du jour au lendemain. Ca s’est fait progressivement…
Qu’est ce qui t’a accroché ? Qu’est-ce que tu recherchais et qu’as-tu trouvé dans cette pratique de plus en plus engagée de ce jeu vidéo ?
J’ai trouvé ce jeu vraiment excellent, il me passionnait, me stimulait. Je sentais que j’étais extr.mement mauvais et ça,j’avais du mal à l’accepter. Je me suis donc mis à m’entrainer de plus en plus intensément, mais à des fins personnelles. Absolument pas dans l’optique d’une carrière, juste dans la logique d’une progression.
Je jouais dans une logique de progression, absolument pas dans l'optique de faire carrière.
En réalité, les jeux vidéo n’ont jamais été un hobby ?
Ah non, DOTA 2 n’a clairement jamais été un hobby (sourire) ! J’ai mis tout mon sérieux, toute mon énergie et toute ma volonté dans ce jeu. Et pour moi, ce n’est pas cela la définition d’un hobby… Un hobby, c’est une activité que tu pratiques pour le plaisir. Peu importe si à la fin, tu gagnes, tu perds… Tu veux juste passer un bon moment. Moi j’étais obnubilé par ma progression, parfois à l’excès.
À quel moment tu commences à envisager une carrière professionnelle dans l’e-sport ?
Assez tardivement. Car en réalité, tout a commencé autour d’un challenge, d’une marge de progression que j’avais identifiée. Je n’avais pas l’ambition de faire une carrière professionnelle, je n’avais même pas conscience qu’il était possible de représenter un club. Je n’étais tout simplement pas assez bon à mon goût. C’est seulement en 2011 que je rejoins Virus Gaming, une équipe semi-professionnelle. La quête de progression n’est alors plus solitaire, elle devient collective !
Devenir l’un des meilleurs joueurs du monde, c’est plutôt un long fleuve tranquille ou un éprouvant parcours du combattant ?
C’est un vrai parcours du combattant (Catégorique) ! La progression n’est pas linéaire, tu as régulièrement l’impression de stagner. C’est un mode de vie très particulier et intense où tout tourne autour de ta pratique. A un moment, tu connais forcément un épuisement physique et mental. Tu ajoutes à cela le fait que ton quotidien est très solitaire, les réticences de ta famille, de ton entourage, qui ne comprend pas ton investissement, et tu obtiens des phases de doute, de ras-le-bol. On peut même parler de grande dépression.
Ca n'a rien d'un hobby ! C'est une quête d'excellence, parfois à l'excès.
Tu es toi aussi passé par cette phase de ras-le-bol ?
Oui. En 2015. Ca a duré près de 8 mois. Je me souviens très bien du moment, un peu moins des circonstances. Un matin, le réveil sonne. Il est 5h30, je me lève pour aller prendre un avion qui m’amenera vers un nouveau tournoi. La routine en somme. Mais ce matin-là, je sens que quelque chose craque en moi. Je perds le goût de faire les choses, je ne trouve plus de sens à passer toute mon énergie dans cette quête. Même l’idée de remporter ce tournoi ne suscite plus rien en moi. Je me suis alors rendu compte que j’avais trop tiré, que j’avais atteint un point de non-retour et qu’il fallait que je lève le pied.
La démarche de haut-niveau en e-sport n’est pas compatible avec une « vie normale » ?
Non, ce n’est pas compatible. Du moins pas lorsque tu es jeune. Ca m’a coûté .énormement en stress et en surmenage. Diplomatiquement, pour rassurer mes parents, j’ai poursuivi mes études, d’abord en classe préparatoire, puis en université, avant d’entrer en école de commerce. Donc, on peut presque considérer que j’ai réussi à coupler les deux, mais dans le sang et la sueur. Et c’est là la raison pour laquelle je pense qu’il est nécessaire de créer des filières aménagées, des sports-études. C’est ce qui fait sens pour tous les talents qui aspirent à faire carrière. Pourtant, 3 ans après, tu remportes à deux reprises l’un des trophées les plus prestigieux du e-sport et tu t’imposes comme l’un des meilleurs joueurs du monde.
Comment es-tu revenu au plus haut-niveau après ce ras-le-bol total ?
En 2016, OG me propose d’intégrer sa structure en tant que coach. J’accepte en admettant le fait qu’il fallait que je passe à autre chose. Je m'étais donné à 150% pendant 5 ans sans résultat probant. Là, pendant deux ans, j’ai l’occasion de tester mes idées, ma compréhension du jeu. Puis, au premier semestre 2018, alors que l’équipe dysfonctionne, j’ai l’opportunité de repasser du statut de coach à celui de joueur. Un revirement de situation totalement inédit. Et finalement, quelques mois plus tard, on décroche le Graal, on remporte l’International. Puis on double la mise cette année, une première dans l’Histoire.
Dans l’air du temps...
On a l’impression que l’e-sport a connu ces dernières années une explosion sans précédent dans l’Histoire du sport… Comment expliques-tu ce boom ?
En fait, notre vision des choses est un peu biaisée. En France, on a l’impression d’une explosion du e-sport à l’heure actuelle, alors qu’en réalité, il est déjà établi depuis des années dans de nombreux pays du monde. Les médias en parlent et par conséquent, le grand public prend conscience du phénomène. La France et plus généralement l’Europe occidentale montent aujourd’hui dans le train du e-sport et c’est une excellente chose, cela va accélérer son développement à l’échelle nationale. Par contre, il ne faut pas se leurrer, le train est passé depuis longtemps en Asie, en Amérique du Nord ou en Scandinavie.
À quoi est-dû ce petit retard dans le développement du e-sport en France ? À un a priori peut-être négatif quant à la pratique des jeux vidéo ?
Oui, c’est une question de culture. Il y a 10 ans, on me regardait avec de grands yeux lorsque j’évoquais en France la pratique des jeux vidéo à haut-niveau. On me répondait souvent : "Quel intéret de regarder sur un écran quelqu’un qui joue sur un autre écran ? Ca n’a pas de sens ! " Depuis, même si ce fût assez long, les mentalités ont évolué. Cette réticence initiale prend certainement sa source dans une méfiance face au risque d’addiction aux jeux vidéo… Pour ma part, je ne comprends pas ce concept d’addiction. De quoi s’agit-il ? D’avoir un comportement d’entrainement qui peut paraître anormal ? En réalité, cet entrainement à outrance, c’est la norme de tous les sportifs qui visent l’excellence dans leur discipline. Le tennisman qui tape des coups droits pendant des heures, jusqu’à l’épuisement, c’est aussi un comportement qui peut être considéré comme déséquilibré, irrationnel. Mais pour autant, pourrat-il remporter un jour Roland Garros sans un tel niveau d’engagement ? Je ne crois pas…
On ne peut donc pas parler d’addiction aux jeux vidéo lorsque l’on s’inscrit dans une logique de performance ?
Exactement. C’est vrai pour l’e-sport, comme pour toutes les autres disciplines. Lorsque tu t’inscris dans une démarche de haut-niveau, avec des objectifs, ce n’est pas de l’addiction mais de l’acharnement, du jusqu’au-boutisme. Si avec OG, nous sommes champions du monde à deux reprises, c’est certainement qu’il y a un peu de talent, mais c’est surtout qu’il y a énormément de travail. On a eu l’occasion de baisser les bras des centaines de fois, pourtant on s’est acharné, et ça a fini par payer.
Pour en revenir à cette émulation autour du e-sport, comment l’expliques-tu ? Qu’est-ce qui séduit le public, les sponsors ?
La première des choses, c’est que l’e-sport est ancré dans l’ère contemporaine. Nous sommes à l’heure des digital native, des nouvelles technologies… les jeunes générations sont nées là.-dedans. L’e-sport s’inscrit dans l’air du temps. Ensuite, il y a cette dimension globale, universelle. Nous n’avons pas de frontière, les équipes ne sont pas cloisonnées en fonction des nationalités ni des genres. L’e-sport, c’est un grand village du monde !
L’e-sport a aussi réussi à mélanger de façon très subtile « Sport » et « Entertainment »…
Nous, les joueurs, considérons notre pratique comme sportive. A 100%. On est des compétiteurs. D’ailleurs lorsque l’on rencontre des sportifs de haut-niveau, dans des disciplines différentes, on prend conscience que l’on vit les mêmes choses, que l’on partage les mêmes problématiques… Après, il est vrai qu’il existe une part de "show", de spectacle. Un spectacle lié au beau geste, à la réalisation d’une action sublime. Le cadre est choyé, les évènements sont parfaitement organisés, les histoires très bien écrites. D’autant plus qu’avec le temps qui passe, des rivalités émergent, une dramaturgie s’installe… L’aventure n’en est que plus palpitante !
L'e-sport s'inscrit dans l'air du temps
Tendre vers l'excellence
Tu as déclaré qu’il ne servait à rien de comparer sport et e-sport mais que cependant, il était « possible de dresser plus de 15 parallèles entre les deux ». Quels sont ces parallèles ?
Le plus évident a trait à l’éthique de travail. J’entends par-là l’entrainement pur et dur, aussi bien technique que tactique, mais également l’hygiène de vie. Que ce soit sur l’aspect de l’alimentation, de la préparation physique, du sommeil… Ensuite, on est soumis au même impératif de gestion que les athlètes. La gestion de la pression, du stress en compétition. La gestion d’une notoriété nouvelle, puisque l’on devient parfois une personnalité publique au détriment de son plein gré. Et la gestion de la carrière, puisqu’il faut savoir composer avec les pics de forme, les opportunités. Enfin, avec DOTA 2, un e-sport collectif, la dynamique d’équipe est indispensable ! (Un temps) Si vous me laisser encore quelques minutes, je peux facilement vous rallonger la liste (sourire) !
Quel est le sport qui se rapproche selon toi le plus du e-sport ?
On a souvent tendance à nous comparer aux échecs, pour l’aspect immobile et stratégique, alors qu’en réalité, en e-sport, les qualités physiques telles que la motricité, la technique et la réactivité sont plus que fondamentales. Du coup, les disciplines qui se rapprochent le plus sont les sports automobiles. Tout comme en Formule 1, il faut être capable de rester concentré pendant des heures, se montrer très endurant, tout en conservant des réflexes de très haut-niveau…
Nos joueurs n'ont qu'un devoir : tendre vers l'excellence
La structure OG renforce la comparaison. Elle a tous les aspects de l’écurie de F1, cette dynamique de performance, ce culte du détail…
Effectivement, notre volonté est de tout optimiser, de tout mettre en oeuvre pour aider nos athlètes à maximiser leur potentiel et devenir les grands champions internationaux que l’on entrevoit en eux. Nos joueurs n’ont qu’un devoir : tendre vers l’excellence, faire tout ce qui est en leur pouvoir afin de progresser. Après, contrairement au sport automobile, l’e-sport demeure assez jeune. Nous sommes encore en construction sur de nombreux points, nous continuons d’analyser, de comprendre les besoins…
Quelles sont les prochaines étapes du projet OG ? Quels sont vos axes de progression identifiés ?
Avec OG, nous avons développé une véritable démarche, une approche singulière des compétitions et des joueurs, dont nous sommes fiers. La volonté est donc d’en faire bénéficier le plus grand nombre possible. Tout d’abord à travers notre projet "OG Seed", en référence à la graine : un centre de formation, une pépinière, un terreau propice pour permettre l’éclosion de jeunes talents. Enfin, nous annonçons le lancement d’une équipe de classe internationale sur le jeu Counter Strike. Notre ambition est là même : dupliquer notre modèle de performance pour devenir la meilleure équipe du monde !